Du voile en Belgique comme d'un symptôme de la faillite des hommes

Soumis à une médiatisation intensive, le port du voile semble être devenu le problème essentiel de notre pays. Les dernières institutions prônant la tolérance semblent capituler.

Le Centre d’action laïque plaide maintenant pour une loi d’interdiction, dans tous les réseaux de l’enseignement, des signes d’appartenance religieux ou philosophiques. Quant à Ecolo, qui jusqu’à présent a toujours affiché une position prônant la liberté du choix des jeunes filles, il veut consulter sa base sur la question. Bernard Wesphael, chef de groupe écolo au Parlement wallon, fait maintenant campagne pour une loi d’interdiction (1).

Le voile des femmes arabo-musulmanes a souvent été stigmatisé, au nom de l’indépendance de la femme. Il serait le signe archaïque de la soumission de la femme, l’expression du choix de la communauté traditionnelle des hommes. Cependant, de nombreuses recherches montrent que le port du voile résulte d’un choix individuel. Certaines le portent, d’autres pas. Généralement, dans une même famille, certaines sont voilées, d’autres pas. Entre celles qui le portent et celles qui ne le portent pas, il y a une décision personnelle. C’est la possibilité de ce choix qui spécifie le voile de la modernité.

Si on prend la peine de les entendre, ce qu’elles mettent en avant c’est leur volonté propre, leur démarche individuelle. Ce faisant, elles nient la lecture faite par les médias. Elles s’opposent à la vision d’un voile imposé par la famille, par le père, par le mari. Souvent, elles font observer qu’elles portent le voile en désaccord avec ceux-ci ou font mention de fortes réticences familiales. Si on leur donne la parole, un élément s’impose : le voile n’est ni un retour à la tradition ni un réflexe communautaire, il est un choix d’individus inscrits dans la modernité. D’ailleurs, l’observation du phénomène nous montre que tout, dans ce voile, fait référence à la modernité. Ainsi, dans la tradition, le foulard effaçait le corps de la femme face au regard de l’homme. Actuellement, le voile est devenu présence du corps féminin, présence de la femme dans l’espace public. Au lieu de cacher, le voile révèle. Il est acte de dévoiler grâce à la médiation du corps. Toutes les valeurs de la tradition sont renversées par le voile moderne, telle la dissimulation de la femme, son retrait de l’espace public et l’effacement du corps, ainsi que la conception de l’individu comme simple reflet de sa communauté.

Dans la modernité, le voile n’est plus adéquation de l’individu à la norme, il est prise de parole, affirmation de soi. C’est une subjectivité qui se donne le droit d’apparaître. Le voile devient l’espace de leur voix, de leur subjectivité. C’est du voilement partiel de leur corps que peut procéder le dévoilement de leur intériorité. Le voile est le symptôme de la modernité. Il cache, tout en montrant. Ce voilement, qui est simultanément dévoilement, est langage, c’est-à-dire symbole qui se représente à partir de l’autre, à partir de la société d’accueil et de l’image maternelle. Le discours des médias ou des institutions nie la spécificité de ce phénomène. Il fait un amalgame entre différentes choses. Il confond le voile de nos sociétés avec celui de la tradition, et celui-ci avec le voile tel qu’il existe dans les sociétés islamiques modernes, là où il est imposé par l’Etat. Cette démarche réductrice n’est pas sans arrière-pensée. Il s’agit de nier un fait perturbant.

En fait, ce n’est pas parce que le voile serait le symbole de la soumission des femmes qu’il serait dérangeant, mais, au contraire, parce qu’il apparaît comme le symptôme de la faillite des hommes. Cet élément est central dans le discours des femmes voilées. Le voile révèle l’incapacité des hommes à faire respecter leur communauté et surtout à nommer la discrimination subie. Le voile se substitue à ce manque. Mais il n’est pas un drapeau, il n’est pas l’expression d’un mouvement social. S’il nomme ce n’est pas sur le mode de l’affrontement et du collectif, c’est sur le mode de l’individualité et de la différence. Le voile n’est pas soumission aux hommes. Il n’est généralement pas imposé par eux, mais se substitue à eux. Ces jeunes femmes n’occupent pas la place que leur désigne la communauté patriarcale. Ce sont elles qui rendent leur place aux hommes.

Ce que les promoteurs d’une loi d’interdiction du voile mettent en avant pour justifier leur action, ce sont leurs valeurs, leur volonté de combattre « un uniforme qui symbolise une vision du monde ». Dans ce contexte, la loi devient un instrument destiné à s’opposer à une supposée conception du monde, afin d’en promouvoir l’image d’une autre. La loi perdrait ainsi son caractère objectif, d’organisation du réel pour se faire subjectivité, pure expression de valeurs.

Il s’agit de se référer exclusivement à des émotions et à des sentiments. Légiférer avec l’émotion comme seule base revient en fait à renverser le rôle de la loi. Habituellement, celle-ci a un rôle de médiation. Elle arrache les individus à l’état de nature pour les socialiser, pour les relier à l’autre. Elle constitue un cran d’arrêt face aux pulsions qui habitent l’individu pour établir le lien social.

Cette proposition d’interdire légalement le voile renverse ce rôle habituel de pacification de la loi. Si ce projet était adopté, ce rôle de cran d’arrêt dans la montée des passions serait renversé. Ce serait la loi elle-même qui serait la source inépuisable des pulsions. La conséquence d’une telle interdiction serait d’intensifier ce que le projet entend combattre : le sentiment d’insécurité et la stigmatisation.

Si cette proposition de loi venait à être adoptée, elle aurait pour effet pervers d’alimenter cette structure psychotique. La fonction médiatrice et le caractère objectif de la loi seraient renversés au profit d’une guerre permanente contre ces femmes et cela au nom de leur liberté.

(1) « Laïcité et port du voile : d’abord, le droit du plus faible », Carte blanche de Bernard Wesphael, dans Le Soir du 29 décembre.

Tülay Umay


Aucun commentaire: