L' « extra-européen » de Freud

Au cours de cette conférence, j'utiliserai le terme « extra-européen » sous deux acceptions. L'une s'applique à l'époque de Freud; l'autre à la période qui suit sa mort en 1939. Les deux sont tout à fait pertinentes dans la perspective d'une relecture de son œuvre aujourd'hui.

La première, bien sûr, est une façon simple de désigner le monde au-delà du monde propre de Freud - savant, philosophe et intellectuel judéo-viennois qui a vécu et travaillé pendant sa vie entière dans deux pays en tout et pour tout, l'Autriche et l'Angleterre. Tous ceux qui ont lu l' œuvre extraordinaire de Freud, et ont été influencés par elle, n'ont pas manqué d'être impressionnés par l'ampleur de son érudition, notamment dans le domaine de la littérature et de l'histoire de la culture. Mais pareillement, on ne peut qu'être frappé par le fait qu'au-delà des limites de l'Europe, la connaissance qu'avait Freud des autres cultures (avec peut-être une seule exception, celle de l'Égypte) est infléchie, voire façonnée par son éducation dans la tradition judéo-chrétienne, notamment par les postulats humanistes et scientifiques qui donnent à cette connaissance son cachet particulièrement « occidental ». C'est quelque chose qui, sans véritablement limiter l'intérêt de l'œuvre de Freud, l'identifie comme appartenant à un lieu et une époque qui n'étaient pas encore franchement troublés par ce qu'on appellerait aujourd'hui, dans le jargon postmoderne, poststructuraliste et postcolonial, les problèmes de l'Autre.

Bien sûr, Freud était profondément rétif à ce qui se situe en dehors des limites de la raison, des conventions et, naturellement, de la conscience: l'ensemble de son œuvre, à cet égard, a l'Autre pour sujet, mais un Autre qui sera toujours immédiatement reconnaissable par les lecteurs maîtrisant les classiques de l'Antiquité gréco-romaine et hébraïque, et les œuvres qui en ont découlé dans les diverses langues, littératures, sciences, religions et cultures européennes modernes, dont Freud était lui-même très familier. Comme la plupart de ses contemporains, Freud savait que d'autres cultures dignes d'intérêt existaient et méritaient d'être reconnues. Il songeait à celles de l'Inde et de la Chine, par exemple, mais seulement de manière incidente, et seulement quand, disons, la pratique de l'interprétation des rêves pouvait, en l'occurrence, présenter un intérêt comparatif pour l'investigateur européen du sujet. Beaucoup plus fréquentes sont les références de Freud aux cultures extra-européennes « primitives» - pour la plupart inspirées de James Frazer - sur lesquelles il s'est appuyé pour ses développements sur les premières pratiques religieuses. Ces références fournissent l'essentiel du matériau de Totem et Tabou, mais la curiosité ethnographique de Freud va à peine au-delà d'un simple regard sur certains aspects de ces cultures, et de leur invocation (parfois d'une manière répétitive et laborieuse) à l'appui de sa thèse sur des questions telles que la souillure, les interdits contre l'inceste, et les modèles d'exogamie et d'endogamie. Pour Freud, les cultures océanienne, australienne et africaine, dans lesquelles il a tant puisé, ont largement été laissées à l'écart, ou oubliées, telle la horde primitive, dans la marche de la civilisation; et même si nous savons à quel point l'œuvre de Freud est consacrée à la redécouverte et à la reconnaissance de ce qui a été oublié, ou de ce qui ne sera jamais admis, je ne pense pas qu'en termes culturels les peuples et les cultures primitifs extra-européens le fascinaient autant que les peuples et les mythes de la Grèce, de la Rome et de l'Israël de l'Antiquité. Ces peuples et ces mythes ont constitué les vraies sources d'inspiration de son œuvre pour ce qui touche aux images et aux concepts de la psychanalyse.

 Néanmoins, dans le contexte des théories raciales dominantes de son temps, Freud avait ses propres idées sur les « outsiders » extra- européens, notamment Moïse et Hannibal. Tous deux étaient des sémites, bien sûr, et tous deux (surtout Hannibal) étaient des héros aux yeux de Freud du fait de leur audace, de leur opiniâtreté et de leur courage. En lisant Moise et le Monothéisme, on est frappé par l'affirmation formulée quasi incidemment (à propos, notamment, d'Hannibal) selon laquelle les sémites n'étaient vraisemblablement pas des Européens (en fait, Hannibal passe sa vie à essayer en vain de conquérir Rome, mais il ne parvient même pas à l' atteindre une seule fois). Dans le même temps, toujours selon Freud, les sémites étaient d'une certaine manière assimilables à la culture européenne en leur qualité d'anciens « outsiders ». Cette hypothèse est tout à fait différente des théories sur les sémites avancées par les orientalistes comme Renan et les penseurs racistes tels Gobineau et Wagner, qui soulignaient la position d'étrangers et d'exclus occupée par les Juifs - et par les Arabes, parla même occasion - par rapport à la culture gréco-germano-aryenne.

Le fait que Freud voie Moïse comme un homme à la fois intérieur et extérieur à cette culture est extraordinairement intéressant et provocant, me semble-t-il, mais j'y reviendrai plus loin. En tout état de cause, j'estime qu'il est pertinent de dire que la conception de la culture de Freud était européocentriste - et comment en serait-il autrement? Son univers n'avait pas encore été touché par la mondialisation, l'intensification des échanges grâce aux nouveaux moyens de transport, ou la décolonisation, qui allaient permettre à l'Europe métropolitaine de découvrir de nombreuses cultures jusque-là inconnues ou opprimées. II n'a pas connu les déplacements de population massifs qui ont conduit Indiens, Africains, Antillais, Turcs et Kurdes au cœur de l'Europe comme travailleurs immigrés, malgré la froideur de l'accueil de leurs pays d'adoption. Et, bien sûr, il est mort au moment même où le monde austro-germanique et romain dépeint de manière si mémorable par ses grands contemporains, tels Thomas Mann et Romain Rolland, s'effondrait, tandis que des millions de ses coreligionnaires juifs étaient promis à une mort certaine dans les camps du Reich nazi. Un monde célébré également dans l'ouvrage d'Erich Auerbach, Mimesis, livre crépusculaire, marqué par l'exil, écrit pendant les années de guerre à Istanbul, dans lequel ce grand érudit et philologue dresse l'acte de décès d'une tradition embrassée pour la dernière fois dans sa totalité et sa cohérence.

 La deuxième signification - beaucoup plus chargée politiquement - du terme « extraeuropéen » sur laquelle j'aimerais attirer l'attention touche à la culture des nations ayant émergé historiquement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale - après la chute des empires coloniaux et l'émergence de nombreux peuples et États en Afrique, en Asie et en Amérique. À l'évidence, je ne puis entrer dans le détail de toutes les nouvelles configurations de pouvoirs, de nations et de systèmes politiques qui en ont résulté, mais j'aimerais insister sur l'une d'elles en particulier, qui à mes yeux ouvre une perspective plutôt fascinante, et met véritablement en lumière la radicalité des travaux de Freud sur l'identité humaine. Je veux parler de la manière dont, dans le monde de l'après-guerre, la constellation de discours et de valeurs qui entourent l'Europe et l'Occident a fait l'objet d'un rejet de plus en plus virulent de la part des observateurs extérieurs à l'Europe et à l'Occident.

Avec la guerre froide, il y avait dorénavant deux Europe, celle de l'Ouest et celle de l'Est; et puis, dans les régions périphériques du monde plongées dans les affres de la décolonisation, il y avait l'Europe, représentée par les grands empires, désormais en proie à des insurrections, et, bientôt, à des guerres visant à soustraire ces pays au joug européen et occidental. Ayant essayé de décrire ailleurs sous quel nouveau jour l'Europe était dorénavant considérée par les combattants anticolonialistes dont la voix se faisait désormais entendre, je n'y reviendrai pas ici.

Je me bornerai simplement à citer Frantz Fanon - certainement l'héritier le plus controversé de Freud -, et notamment les dernières pages de son ultime ouvrage, publié à titre posthume, Les Damnés de la terre. Le passage en question figure dans l'un des appendices du livre, intitulé « Guerres coloniales et troubles mentaux », dans lequel - on s'en souvient - Fanon classe et commente une série de cas qu'il avait été amené à traiter, et qui émanaient précisément du champ de bataille colonial. En premier lieu, Fanon note que pour les Européens, le monde extra-européen ne contenait que des indigènes, et « les femmes en "haïk", les palmeraies et les chameaux forment le panorama, la toile de fond naturelle de la présence humaine française ». Après avoir rappelé comment l'indigène est considéré par les psychiatres cliniques européens comme un meurtrier sauvage tuant sans raison, Fanon cite le professeur A. Porot, dont l'opinion scientifique, qui faisait alors autorité, était que la vie de l'indigène est dominée par des « instances diencéphaliques », dont le résultat indiscutable est un Primitivisme interdisant tout développement. Fanon cite ici un passage à vous donner froid dans le dos, extrait d'une analyse psychiatrique technique et érudite du professeur Porot lui-même:

«Ce Primitivisme n'est pas seulement une manière résultant d'une éducation spéciale, il a des assises beaucoup plus profondes, et nous pensons même qu'il doit avoir son substratum dans une disposition particulière de l'architectonie, du moins de la hiérarchisation dynamique des centres nerveux(...) Nous sommes en présence d'un comportement cohérent, d'une vie cohérente scientifiquement explicable. L'Algérien n'a pas de cortex, ou, pour être plus précis, la domination comme chez les vertébrés inférieurs est diencéphalique. Les fonctions corticales, si elles existent, sont très fragiles, pratiquement non intégrées dans la dynamique de l'existence. » 

  S'il paraît possible de voir dans ces énormités une perversion fondamentaliste du comportement primitif tel que le décrit Freud dans Totem et Tabou, Freud, de son côté, refusait implicitement, en fin de compte, d'ériger une barrière insurmontable entre les primitifs extra-européens et la civilisation européenne; en revanche, la rigueur de la thèse de Freud, telle que je la comprends, tient dans le fait qu'à ses yeux ce qui a été laissé en arrière historiquement resurgit chez nous dans des comportements aussi universels que l'interdit de l'inceste, ou - comme il l'expose dans Moise et le Monothéisme - le retour du refoulé. Bien sûr, Freud pose en principe une différence qualitative entre le primitif et le civilisé, qui semble fonctionner à l'avantage de ce dernier, mais cette différence, comme dans les œuvres de fiction de son contemporain subversif tout aussi doué Joseph Conrad, n'excuse, ou, en aucune manière, n'atténue la rigueur de ses analyses de la civilisation elle-même, sur laquelle il pose un regard véritablement ambigu, voire pessimiste.

Ce que veut dire Fanon, cependant, est que lorsqu'on passe la pratique du colonialisme au crible non seulement de Freud, mais de toutes les disciplines de la science européenne, l'Europe cesse d'occuper une position normative par rapport à l'indigène. Ce qui permet à Fanon de proclamer: Ce que veut dire Fanon, cependant, est que lorsqu'on passe la pratique du colonialisme au crible non seulement de Freud, mais de toutes les disciplines de la science européenne, l'Europe cesse d'occuper une position normative par rapport à l'indigène. Ce qui permet à Fanon de proclamer:

 « Quittez cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant . partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde ( ... ). L'Europe a pris la direction du monde avec ardeur, cynisme et violence. Et voyez combien l'ombre de ses monuments s'étend et se multiplie. Chaque mouvement de l'Europe a fait craquer les limites de l'espace et celles de la pensée. L'Europe s'est refusée à toute humilité, à toute modestie, mais aussi à toute sollicitude, à toute ten- dresse ( ... ). Quand je cherche l'Homme dans la technique et dans le style de l'Europe, je vois une succession de négations de l'homme, une avalanche de meurtres. » 

 Du coup, il n'est pas surprenant - même si ses textes et certains de ses raisonnements en portent la marque - que Fanon rejette entièrement le modèle européen, et exige en contrepartie que tous les êtres humains collaborent ensemble à de « véritables inventions », en vue de créer ce qu'il appelle « l'homme total, que l'Europe a été incapable de faire triompher».

 Fanon lui-même fournit à ses lecteurs très peu de détails sur ce qu'il entend par ces « véritables inventions » qu'il appelle de ses vœux; son principal propos, cependant, est d'accuser l'Europe d'avoir divisé les êtres humains en une hiérarchie de races qui les déprécie et les déshumanise, subordonnant aussi bien au regard scientifique qu'à la volonté d'êtres supérieurs. Ce système a, bien sûr, été mis en pratique dans les empires coloniaux, mais je pense que Fanon a voulu aussi, et surtout, inclure dans sa démonstration l'ensemble de l'édifice de l'humanisme européen lui-même, qui s'est révélé incapable de transcender ce qu'il pouvait y avoir d'odieux dans son dessein.

Comme Immanuel Wallerstein l'a si bien démontré, les critiques ultérieures de l'Européocentrisme se sont inscrites dans le prolongement des thèses de Fanon en s'en prenant à l'historiographie de l'Europe, à ses prétentions à l'universalisme, sa définition de la civilisation, son orientalisme, et son acceptation sans réserve d'un paradigme du progrès qui a placé ce que Samuel Huntington et d'autres comme lui appellent 1'« Occident » au centre d'un ensemble de civilisations secondaires qui, entendant recouvrer leurs droits, n'ont eu de cesse de remettre en question sa suprématie. Que l'on adhère totalement ou partiellement aux thèses de Fanon et Wallerstein il ne fait aucun doute que l'idée de différence culturelle elle-même est - surtout aujourd'hui - loin d'être, dans son ensemble, cette chose inerte tenue pour acquise par Freud.

La notion selon laquelle il existait d'autres cultures, à côté de celle de l'Europe, auxquelles il fallait s'intéresser, n'occupe pas dans l' œuvre de Freud - pas plus que dans celle de ses grands contemporains, Thomas Mann, Romain Rolland, Erich Auerbach - la place centrale qui est la sienne dans les ouvrages de Fanon. Des quatre, Auerbach est le seul qui ait connu les débuts de l'ère postcoloniale, mais il a été dérouté - et peut -être même un peu déprimé - par ce qu'il pouvait entrevoir de ce qui allait suivre. Dans son essai tardif « Philologie der Weltliteratur », il parle sur un ton élégiaque du remplacement du monde romain - le paradigme qui a nourri sa propre carrière de chercheur - par une masse confuse de ce qu'il appelle les « nouvelles» langues et cultures, sans se rendre compte que nombre d'entre elles, en Asie et en Afrique, étaient plus anciennes que celles de l'Europe, et possédaient des canons et des philologies bien établis dont les universitaires européens de sa génération ignoraient tout simplement l'existence. En tous les cas, Auerbach a compris qu'une nouvelle ère historique était née, et il a su dire que ses particularités et ses structures nous seraient peu familières, précisément parce qu'une bonne partie de ses éléments ne seraient ni européens ni eurocentristes.

[Edward Saïd, Freud et le monde extra-européen]

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