Jacques Derrida ou l'anti-Eric Zemmour

Ceci - qui venait de s'ouvrir, tu t'en souviens -, ce fut donc un colloque international. En Louisiane, ce qui n'est pas, tu le sais, n'importe où en France. Généreuse hospitalité. Les invités ? Des francophones appartenant, comme on dit étrangement, à plusieurs nations, à plusieurs cultures, à plusieurs États. Et tous ces problèmes d'identité, comme on dit si bêtement aujourd'hui. Parmi tous les participants, il en fut deux, Abdelkebir Khatibi et moi-même, qui, outre une vieille amitié, c'est-à-dire la chance de tant d'autres choses de la mémoire et du cœur, partagent aussi un certain destin. Ils vivent, quant à la langue et à la culture, dans un certain « état »: ils ont un certain statut.

Ce statut, dans ce qui se nomme ainsi et qui est bien « mon pays », on lui donne le titre de « franco-maghrébin ».

Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire, je te le demande, à toi qui tiens au vouloir-dire ? Quelle est la nature de ce trait d'union ? Qu'est ce qu'il veut ? Qu'est-ce qui est franco-maghrébin ? Qui est « franco-maghrébin » ?


Pour savoir qui est franco-maghrébin, il faut savoir ce que c'est que franco-maghrébin, ce que veut dire « franco-maghrébin ». Mais dans l'autre sens, en inversant la circulation du cercle et pour déterminer, vice versa, ce que c'est qu'être franco-maghrébin, il faudrait savoir qui l'est, et surtout (ô Aristote !) qui est le plus franco-maghrébin. Autorisons-nous ici d'une logique dont le type serait, disons-le donc, aristotélicien: on se règle sur ce qui est « le plus ceci ou cela » ou sur ce qui est « le mieux ceci ou cela », par exemple sur l'étant par excellence, pour en venir à penser l'être de ce qui est en général, procédant ainsi, pour ce qui est de l'être de l'étant, de la théologie à l'ontologie et non l'inverse (même si en vérité, diras-tu, les choses sont plus compliquées mais ce n'est pas le sujet).

Selon une loi circulaire dont la philosophie est familière, on affirmera donc que celui qui est le plus, le plus purement ou le plus rigoureusement, le plus essentiellement franco-maghrébin, celui là donnerait à déchiffrer ce que c'est qu'être franco-maghrébin en général. On déchiffrera l'essence du franco-maghrébin sur l'exemple paradigmatique du «plus franco-maghrébin », du franco-maghrébin par excellence.

À supposer encore, ce qui est loin d'être sûr, qu'il y ait quelque unité historique de la France et du Maghreb, le « et » n'aura jamais été donné, seulement promis ou allégué. Voilà de quoi nous devrions parler au fond, de quoi nous ne manquons pas de parler, même quand nous le faisons par omission. Le silence de ce trait d'union ne pacifie ou n'apaise rien, aucun tourment, aucune torture. Il ne fera jamais taire leur mémoire. Il pourrait même aggraver la terreur, les lésions et les blessures. Un trait d'union ne suffit jamais à couvrir les protestations, les cris de colère ou de souffrance, le bruit des armes, des avions et des bombes.

 Formons alors une hypothèse, et laissons-la travailler. Supposons que, sans vouloir blesser Abdelkebir Khatibi, un jour de colloque en Louisiane, loin de chez lui et loin de chez moi, loin de chez nous aussi, je lui fasse une déclaration, à travers la fidèle et admirative affection que je lui porte. Que lui déclarerait cette déclaration publique ? Ceci, à peu près: « Cher Abdelkebir, vois-tu, je me considère ici comme le plus franco-maghrébin de nous deux, et peut- être même le seul franco-maghrébin. Si je me trompe, si je m'abuse ou si j'abuse, eh bien, je suis sûr qu'on me contredira. Je tenterais alors de m'expliquer ou de me justifier du mieux que je pourrais. Regardons autour de nous et classons, divisons, procédons par ensembles.

A. Il y a, parmi nous, des Français francophones qui ne sont pas maghrébins: des Français de Fiance, en un mot, des citoyens français venus de France.

B. Il y a aussi, parmi nous, des " francophones " qui ne sont ni français ni maghrébins: des Suisses, des Canadiens, des Belges ou des Africains de divers pays d'Afrique centrale.

C. Il y a enfin, parmi nous, des maghrébins francophones qui ne sont pas et n'ont jamais été Français, entendons citoyens français: toi, par exemple, et d'autres Marocains, ou des Tunisiens.

Or, vois-tu, je n'appartiens à aucun de ces ensembles clairement définis. Mon " identité " ne relève d'aucune de ces trois catégories. Où me classerais-je donc ? Et quelle taxinomie inventer ?

Mon hypothèse, c'est donc que je suis ici, peut-être, seul, le seul à pouvoir me dire à la fois maghrébin (ce qui n'est pas une citoyenneté) et citoyen français. À la fois l'un et l'autre. Et mieux, à la fois l'un et l'autre de naissance. La naissance, la nationalité par la naissance, la culture natale, n'est-ce pas ici notre sujet ? (Un jour il faudra consacrer un autre colloque à la langue, à la nationalité, à l'appartenance culturelle par la mort, cette fois, par la sépulture, et commencer par le secret d'Œdipe à Colonne: tout le pouvoir que cet " étranger " détient sur les " étrangers " au plus secret du secret de son dernier lieu, un secret qu'il garde, ou confie à la garde de Thésée en échange du salut de la ville et des générations à venir, un secret qu'il refuse néanmoins à ses filles, en les privant de leurs larmes même et d'un juste " travail du deuil ". ) Ne sommes-nous pas convenus de parler ici de la langue dite maternelle, et de la naissance quant au sol, de la naissance quant au sang et, ce qui veut dire tout autre chose, de la naissance quant à la langue ? Et des rapports entre la naissance, la langue, la culture, la nationalité et la citoyenneté ?

Que mon " cas " ne relève d'aucun des trois ensembles alors représentés, telle fut du moins mon hypothèse. N'était-ce pas aussi la seule justification de ma présence, s'il en fut une, à ce colloque ? »

Voilà à peu près ce que j'aurais commencé par déclarer à Abdelkebir Khatibi.

Ce que tu veux bien écouter en ce moment, c'est au moins l'histoire que je me raconte, celle que je voudrais me raconter ou que peut-être au titre du signe, de l'écriture et de l'anamnèse, en réponse aussi au titre de cette rencontre, au titre des Renvois d'ailleurs ou des Echoes from elsewhere, je réduis sans doute à une petite fable.

Si j'ai bien confié le sentiment d'être ici, ou là, le seul franco-maghrébin, cela ne m'autorisait à parler au nom de personne, surtout pas de quelque entité franco-maghrébine dont justement l'identité demeure en question. Nous allons y venir car tout cela, dans mon cas, est loin d'être si clair.

Notre question, c'est toujours l'identité. Qu'est-ce que l'identité, ce concept dont la transparente identité à elle-même est toujours dogmatiquement présupposée par tant de débats sur le monoculturalisme ou sur le multiculturalisme, sur la nationalité, la citoyenneté, l'appartenance en général ? Et avant l'identité du sujet, qu'est-ce que l'ipséité ? Celle-ci ne se réduit pas à une capacité abstraite de dire « je », qu'elle aura toujours précédée. Elle signifie peut-être en premier lieu le pouvoir d'un « je peux », plus originaire que le « je », dans une chaîne où le « pse » de ipse ne se laisse plus dissocier du pouvoir, de la maîtrise ou de la souveraineté de l'hospes (je me réfère ici à la chaîne sémantique qui travaille au corps l'hospitalité autant que l'hostilité — hostis, hospes, hosti-pet, posts, despotes, potere, potis sum, possum, pote est, potest, pot sedere, possidere, compos, etc. ).

Etre franco-maghrébin, l'être « comme moi », ce n'est pas, pas surtout, surtout pas, un surcroît ou une richesse d'identités, d'attributs ou de noms. Cela trahirait plutôt, d'abord, un trouble de l'identité. Reconnais à cette expression, « trouble de l'identité », toute sa gravité, sans en exclure les connotations psycho-pathologiques ou socio-pathologiques. Pour me présenter comme franco-maghrébin, j'ai fait allusion à la citoyenneté. La citoyenneté, on le sait, ne définit pas une participation culturelle, linguistique ou historique en général. Elle ne recouvre pas toutes ces appartenances. Mais ce n'est pourtant pas un prédicat superficiel ou superstructurel flottant à la surface de l'expérience.

Surtout quand cette citoyenneté est de part en part précaire, récente, menacée, plus artificielle que jamais. C'est « mon cas », c'est la situation, à la fois typique et singulière, dont je voudrais parler. Et surtout, quand on l'a obtenue, cette citoyenneté, au cours de sa vie, ce qui est peut-être arrivé à plusieurs Américains présents à ce colloque, mais quand on l'a aussi, et d'abord, perdue, au cours de sa vie, ce qui n'est certainement arrivé à presque aucun Américain. Et si un jour tel ou tel individu s'est vu retirer la citoyenneté elle-même (ce qui est plus qu'un passeport, une « carte verte », une éligibilité ou un droit d'électeur), cela est-il jamais arrivé à un groupe en tant que tel ? Je ne fais pas allusion, bien entendu, à tel ou tel groupe ethnique faisant sécession, se libérant un jour d'un autre État-nation, ou quittant une citoyenneté pour s'en donner une autre, dans un État nouvellement institué. Il y a trop d'exemples de cette mutation.

Non, je parle d'un ensemble « communautaire » (une « masse » groupant des dizaines ou des centaines de milliers de personnes), d'un groupe supposé « ethnique » ou « religieux » qui, en tant que tel, se voit un jour privé de sa citoyenneté par un État qui, dans la brutalité d'une décision unilatérale, la lui retire sans lui demander son avis et sans que ledit groupe recouvre aucune autre citoyenneté. Aucune autre.

Or j'ai connu cela. Avec d'autres, j'ai perdu puis recouvré la citoyenneté française. Je l'ai perdue pendant des années sans en avoir d'autre. Pas la moindre, vois-tu. Je n'avais rien demandé. Je l'ai à peine su sur le moment, qu'on me l'avait enlevée, en tout cas dans la forme légale et objective du savoir où je l'expose ici (car je l'ai su bien autrement, hélas). Et puis, un jour, un « beau jour », sans que j'aie une fois de plus rien demandé, et trop jeune encore pour le savoir d'un savoir proprement politique, j'ai retrouvé ladite citoyenneté. L'État, à qui je n'ai jamais parlé, me l'avait rendue. L'État, qui n'était plus 1'« État français » de Pétain, me reconnaissait de nouveau. C'était en 1943, je crois, je n'étais encore jamais allé « en France », je ne m'y étais jamais rendu.

Une citoyenneté, par essence, ça pousse pas comme ça. C'est pas naturel. Mais son artifice et sa précarité apparaissent mieux, comme dans l'éclair d'une révélation privilégiée, lorsque la citoyenneté s'inscrit dans la mémoire d'une acquisition récente: par exemple la citoyenneté française accordée aux Juifs d'Algérie par le décret Crémieux en 1870. Ou encore dans la mémoire traumatique d'une « dégradation », d'une perte de la citoyenneté: par exemple la perte de la citoyenneté française, pour les mêmes Juifs d'Algérie, moins d'un siècle plus tard. Tel fut en effet le cas « sous l'Occupation », comme on dit. Oui, « comme on dit », car en vérité, c'est une légende.

L'Algérie n'a jamais été occupée. Je veux dire que si elle a jamais été occupée, ce ne fut certainement pas par l'Occupant allemand. Le retrait de la citoyenneté française aux Juifs d'Algérie, avec tout ce qui s'ensuivit, ce fut le fait des seuls Français. Ils ont décidé ça tout seuls, dans leur tête, ils devaient en rêver depuis toujours, ils l'ont mis en œuvre tout seuls. J'étais très jeune à ce moment-là, je ne comprenais sans doute pas très bien — déjà je ne comprenais pas très bien — ce que veut dire la citoyenneté et la perte de la citoyenneté. Mais je ne doute pas que l'exclusion - par exemple hors de l'école assurée aux jeunes Français — puisse avoir un rapport à ce trouble de l'identité dont je te parlais il y a un instant. Je ne doute pas non plus que de telles « exclusions » viennent laisser leur marque sur cette appartenance ou non-appartenance de la langue, sur cette affiliation à la langue, sur cette assignation à ce qu'on appelle tranquillement une langue. Mais qui la possède, au juste ? Et qui possède-t-elle ? Est-elle jamais en possession, la langue, une possession possédante ou possédée ? Possédée ou possédant en propre, comme un bien propre ? Quoi de cet être-chez-soi dans la langue vers lequel nous ne cesserons de faire retour ?

Je viens de le souligner, l'ablation de la citoyenneté dura deux ans mais elle n'eut pas lieu, stricto sensu, « sous l'Occupation ». Ce fut une opération franco-française, on devrait même dire un acte de l'Algérie française en l'absence de toute occupation allemande. On n'a jamais vu un uniforme allemand en Algérie. Aucun alibi, aucune dénégation, aucune illusion possible: il était impossible de transférer sur un occupant étranger la responsabilité de cette exclusion. Nous fûmes otages des Français, à demeure, il m'en reste quelque chose, j'ai beau voyager beaucoup.

Et je le répète, je ne sais pas s'il y en a d'autres exemples, dans l'histoire des États-nations modernes, des exemples d'un telle privation de citoyenneté décrétée pour des dizaines et des dizaines de milliers de personnes à la fois. Dès octobre 1940, abolissant le décret Crémieux du 24 octobre 1870, la France elle-même, l'État français en Algérie, 1'« État français » légalement constitué (par la Chambre du Front populaire !) à la suite de l'acte parlementaire que l'on sait, cet État refusait l'identité française, la reprenant plutôt à ceux dont la mémoire collective continuait à se rappeler ou venait à peine d'oublier qu'elle leur avait été prêtée la veille et n'avait pas manqué de donner lieu, moins d'un demi-siècle plus tôt (1898), à de meurtrières persécutions et à des commencements de pogroms. Sans empêcher toutefois une « assimilation » sans précédent: profonde, rapide, zélée, spectaculaire. En deux générations.

Ce « trouble de l'identité », est-ce qu'il favorise ou est-ce qu'il inhibe l'anamnèse ? Est-ce qu'il aiguise le désir de mémoire ou désespère le phantasme généalogique ? Est-ce qu'il réprime, refoule ou libère ? Tout à la fois sans doute et ce serait là une autre version, l'autre versant de la contradiction qui nous mit en mouvement. Et nous fait courir à perdre haleine ou à perdre la tête.


[Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre]


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