Nelson Mandela ou le « nuage de gloire »



Cette arme de silex prend, chez Nelson Mandela, une forme proprement figurale. L'apartheid, n'ayant guère été une forme ordinaire de la domination coloniale et de l'oppression raciale, suscita en retour l'apparition d'une classe d'hommes et de femmes peu ordinaires, sans peur, qui, au prix de sacrifices inouïs, en précipitèrent l'abolition. Si, de tous, Mandela devint le nom, c'est parce que, à chaque carrefour de sa vie, il sut emprunter parfois sous la pression des circonstances et souvent volontairement, des chemins inattendus. Sa vie se sera résumée en quelques mots : un homme constamment aux aguets, sentinelle sur le départ, et dont les retours, tout aussi inattendus que miraculeux n'auront que davantage encore contribué à sa mythologisation. Au fondement du mythe ne se trouvent pas seulement le désir de sacré et la soif du secret. Le mythe fleurit d'abord au voisinage de la mort, cette forme première du départ et de l'arrachement.


 Très tôt, Mandela en fera l'expérience lorsqu'il se convertira au nationalisme comme d'autres à une religion, et la ville des mines d'or, Johannesburg, deviendra le théâtre principal de sa rencontre avec avec son destin. Commence alors un très long et douloureux chemin de croix, fait de privations, d'arrestations à répétition, de harcèlements intempestifs, de multiples comparutions devant les tribunaux, de séjours réguliers dans les geôles avec leur chapelet de tortures et leurs rituels d'humiliations, de moments plus ou prolongés de vie clandestine, d'inversion des mondes diurne et nocturne, de déguisements plus ou moins réussis, d'une vie familiale disloquée, de demeures occupées puis désertées – l'homme en lutte, traqué, le fugitif constamment sur le départ, que seul guide désormais la conviction d'un jour prochain, celui du retour.

Il prit d'énormes risques. Avec sa propre vie, qu'il vécut intensément, comme si tout était chaque fois à recommencer et comme si chaque fois était la dernière. Mais aussi avec celle de beaucoup d'autres. Il évita de justesse la peine capitale. C'était en 1964.Avec ses coaccusés, il s'était préparé à y être condamné: « Nous avions envisagé cette éventualité. Si nous devions disparaître, autant le faire dans un nuage de gloire. Il nous plut de savoir que notre mise à mort représenterait notre dernière offrande à notre peuple et à notre organisation (1). » Cette vision eucharistique était cependant exempte de tout désir de martyre.

Et contrairement à tous les autres, de Ruben Um Nyobè, en passant par Patrice Lumumba, Amilcar Cabral, à Martin Luther King et tant d'autres, il échappera à la faux. Et c'est dans le bagne qu'il fera véritablement l'expérience de ce désir de vie, à la limite du travail forcé et du bannissement. La prison deviendra le lieu d'une épreuve extrême, celle du confinement et du retour de l'homme à sa plus simple expression. Dans ce lieu de dénuement maximal, Mandela apprendra à habiter la cellule à la manière d'un vivant forcé d'épouser un cercueil.(2)

Au cours de longues et atroces heures de solitude, poussé aux abords de la folie, il redécouvrira l'essentiel, ce qui gît dans le silence et dans le détail. Tout lui parlera de nouveau : la fourmi qui court on ne sait où; la graine enfouie qui meurt, puis se relève, créant l'illusion d'un jardin au milieu du béton, de la grisaille des miradors et des lourdes portes métalliques que l'on referme à grands fracas; un bout de chose, n'importe laquelle; le silence des mornes journées qui se ressemblent sans avoir l'air de passer ; le temps qui s'allonge interminablement ; la lenteur des jours, le froid des nuits d'hiver et le vent qui hurle de désespoir à la manière de hiboux tourmentés par on ne sait quoi; la parole devenue si rare; le monde à l'extérieur des murs dont on n'entend plus les murmures; l'abîme que fut Robben Island, et les traces du pénitencier sur son visage désormais sculpté par la douleur, dans ces yeux flétris par la lumière du soleil se réfractant sur le quartz, dans ces larmes qui n'en sont point, la poussière de linceul sur ce visage transformé en spectre fantomatique et dans ses poumons, sur ses orteils et cette enveloppe clocharde qui lui sert de chaussures, mais, par dessus tout, ce sourire joyeux et éclatant, cette position altière, droit, debout, le poing fermé, prêt à embrasser de nouveau le monde et à faire souffler la tempête.

Dépouillé de presque tout, il luttera pied à pied pour ne point céder le reste d'humanité que ses geôliers veulent à tout prix lui arracher et brandir comme l'ultime trophée. Réduit à vivre avec presque rien, dépouillé de presque tout, il apprend à tout épargner, mais aussi à cultiver un profond détachement par rapport aux choses de la vie profane. Jusqu'au point où, prisonnier de fait, confiné entre deux murs et demi, il n'est cependant l'esclave de personne. Nègre d'os et de chair, Mandela aura donc vécu à proximité du désastre. Il aura pénétré dans la nuit de la vie, au plus près des ténèbres, en quête d'une idée somme toute simple, comment vivre libre de la race et de la domination du même nom. Ses choix l'auront conduit au bord du précipice. Il aura fasciné le monde parce qu'il sera revenu vivant du pays de l'ombre, force jaillissante au soir d'un siècle vieillissant et qui ne sait plus rêver.

Tout comme les mouvements ouvriers du XIXe siècle, ou encore les luttes des femmes, notre modernité aura donc été hantée par le désir d'abolition qu'auront porté auparavant les esclaves. C'est ce rêve que prolongeront, au début du XXe siècle, les grandes luttes pour la décolonisation. Celles-ci ont revêtu, dès les origines, une dimension planétaire. Leur signification n'a jamais été uniquement locale. Elle a toujours été universelle. Même lorsqu'elles mobilisaient des acteurs locaux, dans un pays ou sur un territoire bien circonscrit, elles étaient chaque fois au point de départ de solidarités forgées sur une échelle planétaire et transnationale. Ce sont ces luttes qui, chaque fois, ont permis l'extension ou encore l'universalisation de droits qui, jusque-là, étaient restés l'apanage d'une race.

Achille Mbembe

Du même auteur

(1) Nelson Mandela, Conversations avec moi-même, Seuil, coll. « Points », Paris, 2011.
(2)Voir Sarah Nuttall et Achille Mmembe, « Mandela's Mortality »,in Rita Barnard (dir.), The Cambridge Companion to Mandela, Cambridge University Press, Cambridge (à paraître).

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