Quelles images avons-nous, aux États-Unis ou en Europe, des femmes musulmanes, ou des femmes de la région connue sous le nom de Moyen-Orient ? Nos vies sont saturées d’images, et ces images sont étrangement limitées à un nombre très restreint de figures ou de thèmes : la femme musulmane opprimée ; la femme musulmane voilée ; la femme musulmane qui ne jouit pas des mêmes libertés que nous ; la femme régie par sa religion ; la femme régie par ses hommes.
Ces images ont une longue histoire dans l’Occident, mais elles sont devenues particulièrement visibles et omniprésentes depuis le 11 septembre. Beaucoup de femmes se sont mobilisées aux États-Unis autour de la cause des femmes afghanes opprimées par les talibans fondamentalistes – ces femmes étant représentées par les médias comme recouvertes de la tête aux pieds par leur burqa, sans la possibilité ni d’aller à l’école ni de porter du vernis à ongles. Un gouvernement – celui de George W. Bush – se servit ensuite de l’oppression de ces femmes musulmanes pour légitimer moralement l’invasion militaire de l’Afghanistan. Ces images de femmes opprimées et voilées furent utilisées pour susciter le soutien de l’intervention. Je voudrais, ici, défendre l’idée que, outre les indicibles horreurs, les bouleversements et la violence dont ces interventions américaines ont accablé les vies des femmes musulmanes en Afghanistan et en Irak, l’utilisation de ces images a aussi été néfaste pour nous, dans les pays occidentaux où elles circulent, en ce qu’elles tendent à étouffer notre capacité à apprécier la complexité et la diversité des vies des femmes musulmanes, à les considérer comme des êtres humains.
Comme l’avait noté Edward Said dans son célèbre ouvrage, L’Orientalisme, une étude critique novatrice de la relation entre les études occidentales sur le Moyen-Orient et le monde musulman et les projets plus généraux de domination et de colonisation de ces régions, l’une des caractéristiques les plus distinctives des représentations, tant littéraires qu’universitaires, de l’« Orient » musulman est leur nature citationnelle. Par là, il entendait que les travaux plus récents asseyaient leur autorité en se référant à des travaux antérieurs, chacun citant les précédents en une chaîne infinie qui s’affranchissait de tout ancrage dans l’actualité de l’Orient musulman. C’est ce que nous constatons encore aujourd’hui dans les représentations visuelles de la femme musulmane. Cela fait maintenant plusieurs années que je les collectionne, et certaines manifestent clairement la qualité citationnelles des images de « la femme musulmane ». Les plus emblématiques sont celles qu’on pourrait appeler les études en noir et blanc. On trouve, par exemple, d’énigmatiques femmes algériennes enveloppées d’un blanc fantomatique dans les cartes postales coloniales françaises des années 1930 que Malek Alloula analyse dans son livre, The Colonial Harem.
Ce type de photographies avait pour but, selon Alloula, de rendre les femmes algériennes accessibles, au moins symboliquement, aux soldats et aux touristes français, ainsi qu’à ceux restés au pays. Et puis l’on trouve, à la fin des années 1990, en couverture de journaux américains, parfois distingués, comme le New York Times Magazine ou le Chronicle of Higher Education, des représentations de femmes similaires, aux visages dissimulés et aux corps recouverts de pudiques vêtements musulmans blancs ou de couleur claire. Il s’agit de femmes de Jordanie ou d’Égypte, dont la vie et la situation sont radicalement différentes de celles des femmes de l’Algérie coloniale et de celles de nombre de femmes dans leur propre pays. Dans le recueil de cartes postales d’Alloula, on trouve aussi des images de femmes habillées tout en noir, de façon assez spectaculaire, leurs yeux seuls émergeant du tissu. À nouveau, des images presque identiques apparaissent en couverture du New York Times Magazine et même de KLM Magazine, depuis les années 1990 jusqu’à aujourd’hui, en dépit du fait que les articles auxquels elles sont liées traitent de pays différents : l’Arabie saoudite, la Jordanie ou le Yémen. L’uniformité de ces images est saisissante.
Pourquoi devrions-nous trouver cela troublant ? Pour ma part, la raison pour laquelle je suis gênée par ma collection d’images médiatiques est que l’expérience de mes vingt-cinq ans de recherche dans le Moyen-Orient, et particulièrement en Égypte, m’a appris que de telles images ne reflètent pas la variété de style des costumes des femmes dans ces pays et ne contribuent en rien à permettre la compréhension de ces différences. Mes propres albums de famille contiennent des photos de ma grand-mère et de ma tante, toutes deux palestiniennes, dans l’un de ces pays – la Jordanie – : l’on y voit ma tante en blouse et en pantalons, ses longs cheveux raides découverts, tandis que même ma grand-mère porte juste une écharpe blanche toute simple, drapée négligemment sur les cheveux. J’y trouve aussi une vieille photo de ma grand-mère et de ma tante avec deux de mes oncles, prise dans les années 1950, où les hommes sont en costume et les femmes portent des robes soignées et une coiffure élégante. Il suffit de jeter un coup d’oeil aux articles récents traitant de ces pays, comme la Jordanie, pour trouver encore de petites photos qui nous montrent l’équipe nationale de basket féminin en short ou la reine en train de dîner avec un groupe de femmes cosmopolites, européennes ou jordaniennes, que l’on ne peut distinguer les unes des autres. Pourquoi ces photos ne font-elles pas la couverture du New York Times Magazine pour représenter la Jordanie, au lieu de femmes voilées ?
Qui plus est, il est curieux que, dans beaucoup d’images des médias, les femmes voilées représentent les pays dont traitent les articles. Aucun des articles du New York Times Magazine, par exemple, ne concernait les femmes musulmanes ou même les femmes jordaniennes ou égyptiennes. C’est comme si les magazines et les journaux syriens ou malais mettaient des femmes en bikini ou Madonna en couverture chaque fois qu’ils traitaient des États-Unis ou d’un pays européen.
Burqa ou costumes Chanel ?
L’uniformité de ces images de femmes voilées, ajoutée à leur omniprésence, pose plusieurs problèmes. Premièrement, il devient difficile de penser au monde musulman sans penser aux femmes, ce qui creuse un fossé entre « eux » et « nous » du fait de leur position ou la façon dont sont elles sont traitées. Loin de nous permettre de réfléchir aux connexions qui existent entre les différentes parties de notre monde, cela contribue à instaurer un fossé civilisationnel. Ensuite, ces images brouillent notre accès à la variété des vies menées par les femmes dans les mondes musulmans ou moyen-orientaux, qui tiennent à la fois à des différences temporelles et géographiques, mais aussi à des différences de classe et de région. Troisièmement, elles nous rendent aussi difficilement perceptible la complexité du port du voile lui-même. Qu’on me laisse m’attarder un peu sur ce troisième point. Il est communément admis que la manifestation la plus flagrante de l’oppression des femmes afghanes sous les-talibans-et-les-terroristes réside dans la contrainte qui leur était faite de porter la burqa. Les libéraux confessent parfois leur surprise devant le fait que, bien que l’Afghanistan ait été libéré des talibans, les femmes ne se débarrassent pas de leurs burqas. Pour quelqu’un comme moi, qui ai travaillé dans des régions musulmanes, cela n’a rien de surprenant : nous attendions-nous vraiment à ce qu’une fois « libérées » des talibans, elles « retournent » à leurs t-shirts moulants et à leurs jeans ou qu’elles dépoussièrent leurs costumes Chanel ?
Il faut rappeler quelques faits fondamentaux à propos du voile. Tout d’abord, ce ne sont pas les talibans qui ont inventé la burqa en Afghanistan. Elle était la tenue de sortie des femmes pachtounes d’une certaine région. Les Pachtounes sont un groupe ethnique parmi d’autres en Afghanistan et la burqa, s’est développée en même temps que d’autres manières de se couvrir pour symboliser la pudeur ou la respectabilité des femmes dans le sous-continent et dans l’Asie du Sud-Est. Tout comme ces autres manières de se couvrir, la burqa a, dans de nombreux contextes, servi à matérialiser la séparation symbolique des sphères féminine et masculine et à accentuer le lien des femmes avec la maison et le foyer plutôt qu’avec les espaces publics où se mêlent les étrangers.
Réclusion portable
Il y a de cela une vingtaine d’années, l’anthropologue Hanna Papanek, qui travaillait au Pakistan, décrivit la burqa comme une « réclusion portable ». Elle faisait remarquer que, pour beaucoup, il s’agissait d’une invention libératrice, car elle permettait aux femmes de sortir des espaces séparés où elles étaient confinées tout en respectant l’exigence morale fondamentale de séparation et de protection des femmes vis-à-vis des hommes à qui elles n’étaient pas liées. Depuis que j’ai rencontré cette formule de « réclusion portable », ces robes me sont apparues comme des « maisons mobiles ». Partout, une telle façon de se voiler signifie l’appartenance à une communauté particulière et la participation à une éthique de vie dans laquelle la famille est d’une importance primordiale pour l’organisation de la communauté et où le foyer est associé au caractère sacré des femmes.
D’où, évidemment, la question : si tel est le cas, pourquoi les femmes deviendraient-elles subitement impudiques ? Pourquoi se débarrasseraient-elles soudain des marques de leur respectabilité, puisque ces marques, qu’il s’agisse de la burqa ou d’autres manières de se couvrir, sont censées les protéger, dans la sphère publique, contre le harcèlement d’hommes inconnus en signifiant symboliquement qu’elles sont encore dans l’espace inviolable de leur maison ? D'autant que cette manière de s’habiller est devenue tellement habituelle que la plupart des femmes ne pensent quasiment plus à leur signification.
On peut faire quelques analogies, quoiqu’aucune ne soit parfaite : pourquoi sommes-nous surpris que les femmes afghanes ne mettent pas leurs burqas au rebut alors que nous savons très bien qu’il ne serait pas convenable de porter un short à l’opéra ? Les croyances religieuses et les normes de la communauté exigent que les cheveux soient couverts dans certaines traditions, musulmane, juive et, jusqu’à récemment, catholique. Les gens portent les vêtements qui correspondent à ce qui est estimé convenable par leur communauté, et sont en cela guidés par les normes sociales communes, par leurs croyances religieuses et leurs principes éthiques, à moins qu’ils ne les transgressent délibérément pour affirmer quelque chose ou qu’ils n’aient pas les moyens de les respecter. Si nous pensons que les femmes américaines, même celles qui ne sont pas croyantes, se déterminent selon des choix libres en matière d’habillement, il suffit de nous rappeler l’expression de « tyrannie de la mode ».
Ce qui s’est passé en Afghanistan sous les talibans, c’est qu’un type régional de voile ou de façon de se couvrir, associé à une certaine classe respectable qui ne constituait cependant pas une élite, a été imposé à tous comme étant convenable du point de vue de la « religion », alors qu’il y avait auparavant de nombreux styles différents, populaires ou traditionnels, associés à différents groupes ou classes, différentes manières de signaler la respectabilité des femmes ou, dans les époques plus récentes, la piété religieuse. Bien que je ne sois pas une experte concernant l’Afghanistan, j’imagine que la majorité des femmes qui vivaient encore en Afghanistan au moment où les talibans en prirent le contrôle étaient de milieux ruraux, peu éduquées, ou du moins issues de familles n’appartenant pas à l’élite, étant donné qu’elles n’avaient pu émigrer pour échapper aux épreuves et à la violence qui ont marqué l’histoire récente de l’Afghanistan. Si elles étaient libérées de l’imposition du port de la burqa, la plupart de ces femmes choisiraient quelque autre façon de se couvrir la tête, comme toutes celles qui vivent dans les pays à proximité et qui n’ont pas subi la domination des talibans, comme les paysannes hindoues du nord de l’Inde (qui couvrent leur tête et voilent leur visage devant leurs parents par alliance) ou comme leurs soeurs musulmanes au Pakistan. Là, certaines portent des foulards légers, d’autres les formes nouvelles de « vêtements modestes islamiques ».
À propos du voile, je souhaite mettre ici l’accent sur un point crucial. Non seulement il y a de nombreuses manières de se couvrir, dont chacune a une signification particulière dans la communauté où elle a cours, mais le fait en soi d’être voilée ne doit en aucune manière être assimilé à une absence de puissance d’agir ni en être constitué en symbole. Comme je l’ai soutenu dans Veiled Sentiments, mon étude ethnographique d’une communauté bédouine dans l’Égypte de la fin des années 1970 et 1980, ramener le voile noir devant son visage devant les hommes plus âgés et respectés est considéré comme un acte volontaire de la part de femmes qui sont profondément attachées à leur moralité et dont le sens de l’honneur est lié à la famille. Couvrir leur visage dans certaines situations est l’une des façons dont elles manifestent leur respect d’elles-mêmes et leur statut social. Et ce sont elles qui décident pour qui elles estiment qu’il est approprié de se voiler. Elles ne se voilent pas pour les hommes plus jeunes, ni pour les étrangers. Elles ne se voilent pas pour les hommes égyptiens qui ne sont pas bédouins parce qu’elles ne les respectent pas, en bref parce qu’elles ne considèrent pas que ces deux dernières catégories d’hommes fassent partie de leur communauté morale.
Pour prendre un cas très différent, le « vêtement modeste islamique » que nombre de femmes éduquées du monde musulman ont commencé à porter depuis la fin des années 1970 est maintenant un symbole public de piété et peut être interprété comme un signe de raffinement propre aux milieux urbains éduqués, comme l’expression d’une forme de modernité. Ce dont beaucoup de gens en Occident ne s’aperçoivent pas, c’est que les femmes égyptiennes qui ont adopté cette nouvelle façon de se voiler, et parfois même de se couvrir le visage, étaient des étudiantes et, en particulier, des femmes qui suivaient une formation pour devenir médecins ou ingénieurs. Je me souviens très bien que la seule fille qui soit allée au lycée dans la famille bédouine d’élite, mais rurale, avec laquelle j’ai vécu dans les années 1980, était aussi celle qui voulait désespérément porter cette nouvelle forme de voile. Elle souhaitait épouser un homme éduqué, afin de pouvoir exprimer son savoir et ses valeurs modernes nouvellement acquis. Elle fut ravie lorsque son père arrangea son mariage avec un ingénieur et qu’elle déménagea pour la cité provinciale de Marsa Matruh. Lorsque je la revis après son mariage, elle portait effectivement cette nouvelle forme de hidjab ou de foulard, et non plus le foulard traditionnel des femmes mariées chez les Bédouins, dans sa communauté.
Dans une étude importante sur les femmes engagées dans le mouvement des mosquées en Égypte – dans lesquelles, à partir des années 1970, les femmes sont allées s’instruire de leur religion et suivre des leçons souvent dispensées par des femmes prêtres qui insistaient sur le fait d’y avoir leur place –, l’anthropologue Saba Mahmood a montré que cette nouvelle forme de vêtement est perçue par beaucoup de femmes qui l’adoptent comme une manière corporelle de cultiver leur vertu. Elles en parlent comme d’un choix provenant de leur désir ou, plus exactement, de leur lutte pour être proches de Dieu. Dans un examen plus approfondi des conceptions différentes que nous pouvons avoir de la religion et de la contrainte, je discuterai plus loin des thèses du livre de Mahmood, Politics of Piety.
Pour le moment, je veux simplement remarquer que Saba Mahmood refuse de fournir des raisons fonctionnelles à la question de savoir pourquoi, dans les années 1980, dans tout le monde musulman, les femmes ont commencé à adopter cette forme moderne de « vêtement modeste islamique », à couvrir leurs cheveux et à porter de longues robes, alors que depuis les années 1930 de plus en plus de femmes rejoignaient des organisations féministes et se mettaient à porter des vêtements occidentaux. Certaines de ces explications fonctionnalistes avancent, par exemple, que ces femmes manifestent, par un retour à une culture authentique, leur protestation contre l’Occident, ou alors qu’elles effectuent une régression dans le temps pour se protéger contre les assauts de la modernité, ou encore qu’elles inventent des moyens pour se déplacer à l’extérieur plus confortablement, être plus à l’aise lorsqu’elles travaillent dans les bureaux avec des hommes ou lorsqu’elles prennent le bus, afin de ne pas être importunées. Au lieu de cela, Saba Mahmood nous enjoint à écouter les explications que donnent ces femmes dans leurs propres termes : ce qui se formule est qu’elles veulent être proches de Dieu, qu’elles veulent être de bonnes musulmanes. Elles le font aujourd’hui en se voilant et en s’instruisant de leur religion, qu’il s’agisse d’apprendre à prier comme il faut ou à être une personne respectable.
Deux choses ressortent de cet aperçu de quelques-unes des nombreuses significations que prend le voile dans le monde musulman contemporain. Premièrement, nous devons résister à l’interprétation réductrice qui fait du voile le signe par excellence de l’absence de liberté des femmes. Quel sens donner au mot liberté, dès lors que nous savons que les hommes sont des êtres sociaux, c’est-à-dire toujours élevés dans un certain contexte historique et social, au sein de communautés particulières qui façonnent leurs désirs et leur compréhension du monde ? Dénoncer la burqa comme une servitude médiévale ou patriarcale ne revient-il pas à faire preuve d’un mépris grossier envers la compréhension que ces femmes ont de ce qu’elles font ? Deuxièmement, nous ne devrions pas réduire la diversité des situations et des attitudes de millions de femmes musulmanes à un unique vêtement. Peut-être est-il temps d’en finir avec l’obsession de l’Occident pour le voile, blanc ou noir, peut-être est-il temps de se concentrer sur d’autres questions importantes qui devraient préoccuper les féministes et tous ceux et celles qui s’inquiètent de la condition des femmes.
Méfions-nous de la pitié
J’ai soutenu que l’emprise qu’ont sur nous ces images de femmes voilées réside dans le fait qu’elles émoussent notre compréhension et restreignent notre perception de la complexité. La seconde partie du sous-titre de cet essai est « le danger de la pitié ». Qu’est-ce que la pitié a à voir avec les femmes musulmanes ou moyen-orientales ? Pour moi, il est manifeste que l’une des fonctions les plus dangereuses de ces images est de permettre à nombre d’entre nous d’imaginer que ces femmes ont besoin d’être sauvées par nous ou par nos gouvernements.
Ma réflexion sur la pitié fut initiée par la rencontre d’un livre, il y a bien des années de cela, au séminaire de théologie de Princeton : il s’agissait d’un compte rendu d’une conférence organisée par une mission de femmes presbytériennes qui s’est tenue au Caire, en Égypte, en 1906. C’était une collection de nombreux essais sur la condition lamentable de la femme mahométane (comme on l’appelait alors) dans les pays allant de l’Égypte à l’Indonésie, qui décrivait en détail l’absence d’amour dans leur mariage, leur ignorance, la polygamie qui leur était imposée, leur réclusion et la preuve évidente de leur statut subordonné que constituait le voile. Dans l’introduction de ce livre, au titre éloquent de Nos soeurs musulmanes : Un appel à l’aide venu des contrées des ténèbres et interprété par celles qui l’entendirent, Annie Van Sommer, parlant au nom de ses soeurs missionnaires (et appelant bien sûr indirectement un soutien financier pour les bonnes oeuvres de ces dernières), explique la chose suivante : « Ce livre et son histoire triste et répétitive de torts et d’oppression est une dénonciation et un appel (…). C’est un appel aux femmes chrétiennes pour qu’elles redressent ces torts et portent la lumière dans ces ténèbres par le sacrifice et le dévouement. » Elle poursuit ainsi : « à certaines d’entre nous, il semble que tout l’amour et toute la pitié des femmes des pays chrétiens de notre époque soient nécessaires pour aller chercher et sauver les femmes souffrantes, pécheresses et nécessiteuses de l’islam. On ne peut savoir l’ampleur du besoin avant que l’on ne vous l’ait dit ; et vous n’irez jamais les chercher si vous n’entendez pas leur cri. »
Ces femmes chrétiennes occidentales du tournant du siècle pensaient ainsi exprimer ce que ne le pouvait la voix des femmes musulmanes ou amplifier les voix étouffées de ces « autres » au service du salut chrétien. Tout cela, bien sûr, à l’époque victorienne, alors que les femmes n’avaient pas le droit de vote, se trouvaient rarement présentes dans la sphère
publique et étaient ramenées à leur rôle supposé d’ange de la maison. Quoiqu’elles partissent souvent aux côtés de leur mari, l’indépendance et l’esprit d’aventure des femmes missionnaires étaient donc loin d’être fréquents.
On peut s’inquiéter des échos de cette rhétorique que l’on entend dans les préoccupations des féministes libérales d’aujourd’hui à propos des femmes dans le monde. Que l’on pense seulement à l’organisation américaine Feminist Majority et à sa campagne pour les femmes afghanes, ou aux discours, plus larges, sur les droits des femmes. Comme les missionnaires, ces féministes libérales éprouvent le besoin de parler pour et au nom des femmes afghanes et autres femmes musulmanes en empruntant le langage des droits de l’homme ou des droits des femmes. Elles se perçoivent comme un groupe éclairé, doté de la lucidité et de la liberté nécessaires pour aider les femmes en souffrance d’autres contrées à bénéficier de leurs droits, pour les sauver de leurs hommes ou de leurs traditions religieuses oppressives.
Construire de la sorte la figure de femmes ayant besoin d’être plaintes ou sauvées implique non seulement que l’on veuille les sauver de quelque chose, mais encore que l’on désire les sauver de quelque chose pour quelque chose d’autre, pour un monde différent ou pour une configuration d’un autre type. Quelles violences une telle transformation peut-elle comporter ? Et quelles présomptions est-on amené à faire sur la supériorité de ce pour quoi on les sauve ? Quelle que soit la forme qu’ils prennent, les projets des Occidentaux visant à sauver les femmes d’ailleurs se fondent dans leur sentiment de supériorité et le renforcent en retour. Ils sont également empreints d’une forme d’arrogance condescendante qui, en tant qu’anthropologue sensibilisée aux autres modes de vie, me met mal à l’aise. J’ai passé beaucoup de temps avec différents groupes de femmes musulmanes et je sais quelque chose de la façon dont elles se perçoivent elles-mêmes, dont elles se respectent elles-mêmes ; je sais aussi combien j’admire et combien j’aime leur complexité et leurs ressources.
Ce que je veux dire, c’est que nous devrions peut-être être plus conscients du fait que, dans ce monde, il existe différents chemins. Peut-être devrions-nous envisager de respecter les voies que d’autres empruntent vers le changement social. Est-il possible de se demander s’il peut y avoir une libération qui soit islamique ? Cette idée est explorée par de nombreuses femmes, comme celles d’Iran, qui se désignent elles-mêmes comme des féministes islamiques. Au-delà, même, de cela, la libération ou la liberté sont-elles un but pour lequel toutes les femmes ou tous les peuples luttent ? L’émancipation, l’égalité et les droits font-ils partie d’une langue universelle ? D’autres désirs ne peuvent-ils pas être plus signifiants pour d’autres groupes de gens ? Vivre dans des familles unies, par exemple ? ou vivre selon les préceptes divins ? ou encore, vivre sans guerre ou sans violence ?
Il existe d’autres perspectives, dont certaines remettent en question la supériorité occidentale. Ainsi, s’adressant aux États-Unis, un célèbre islamiste lance cette accusation : « Vous êtes une nation qui exploite les femmes comme des produits de consommation ou des supports publicitaires, appelant les clients à les acheter. Vous utilisez les femmes pour servir les passagers, les visiteurs et les étrangers, pour accroître vos profits. Puis vous faites de grandes déclarations pour dire votre soutien à la libération des femmes (…). Vous êtes une nation qui pratique le commerce du sexe sous toutes ses formes, directement et indirectement. Des sociétés et des institutions gigantesques s’établissent sur ce fondement, sous le nom d’art, de divertissement, de tourisme ou de liberté, ou d’autres noms spécieux que vous leur attribuez. »
Des apologistes musulmans plus modérés défendent également l’Islam contre les accusations de sexisme que lui adressent les Occidentaux. Dans un récent ouvrage de référence des global studies sur l’Islam, la section appelée « L’Islam est sexiste » contient une réfutation en vingt-huit points de cette accusation. Elle s’appuie sur des explications de versets coraniques, sur la description de la position du prophète Mahomet sur divers aspects du statut des femmes, elle contient des observations concernant la date tardive à laquelle les femmes ont obtenu le droit de vote dans certains pays européens (en Suisse, par exemple, ce fut seulement en 1971) et elle met en avant le fait que nombre de femmes musulmanes ont été à la tête de gouvernements (cinq premiers ministres ou présidents au Pakistan, au Bangladesh, en Turquie et en Indonésie), alors que, par exemple, aucune n’occupa une telle position aux États-Unis.
Les descriptions de ces apologistes en termes d’exploitation sexuelle ou de manque de pouvoir dans la sphère publique doivent-elles nous conduire à prendre en pitié les femmes américaines ou européennes ? Une telle idée nous paraîtrait absurde, voire irritante. Nous avons mille réponses à ces accusations. Que nous soyons critiques à l’égard de la façon dont sont traitées les femmes dans nos propres sociétés, en Europe ou aux États-Unis, que nous évoquions le « plafond de verre » qui empêche les femmes de gravir tous les échelons hiérarchiques de leur profession, le système qui maintient tant de foyers dirigés par des femmes en dessous du seuil de pauvreté, la fréquence des viols ou du harcèlement sexuel ou même l’exploitation des femmes dans la publicité, nous ne percevons pas en cela le reflet de la nature oppressive de notre culture, ni nous n’y trouvons une raison de condamner notre tradition religieuse dominante, le christianisme. Nous savons que de telles choses ont des causes complexes et nous avons la conviction, au moins, que certains et certaines d’entre nous travaillent à changer les choses.
De la même manière, il nous faut considérer que toutes sortes de femmes du monde musulman peuvent aussi trouver absurdes ou irritantes les dénonciations de l’oppression des femmes musulmanes. Parmi elles, nous pourrions trouver des femmes ordinaires comme celles avec qui j’ai vécu dans les zones rurales, ainsi que des féministes ou autres réformatrices ayant été sensibles aux problèmes posés par leurs propres sociétés au regard de la place des femmes, et ce, depuis la fin du XIXe siècle. Il nous faut prendre garde à ne pas tomber dans des polarisations qui cantonnent le féminisme à l’Occident. Il y a un grand nombre de féministes dans le Tiers-Monde, y compris dans de nombreuses parties du monde musulman. Certaines revendiquent l’appellation de féministes islamiques, d’autres non. Mais ces féministes sont mises en position de dilemme lorsque des féministes occidentaux engagent des campagnes qui les rendent vulnérables aux accusations de trahison émises par les conservateurs locaux, islamistes ou nationalistes. Des chercheurs du Moyen-Orient comme Afsaneh Najmabadi, qui, lui, est originaire d’Iran, soutiennent aujourd’hui que non seulement il est infondé de penser l’histoire dans les termes simplistes d’une opposition supposée entre l’Islam et l’Occident, mais encore qu’il est stratégiquement dangereux d’accepter l’opposition culturelle entre fondamentalisme musulman et féminisme occidental. Les nombreuses personnes qui tentent, au sein des pays musulmans, de trouver des solutions aux injustices présentes, ceux qui pourraient vouloir refuser cette opposition pour préférer se nourrir de différentes histoires et cultures, ceux qui n’acceptent pas le fait qu’être féministe signifie être occidental, se verront contraints de choisir : êtes-vous pour nous ou contre nous ? Exactement de la même manière que nous sommes, nous-mêmes, contraints de nous soumettre à cette dichotomie.
Le libre choix et la tradition
Mais je voudrais, encore, avancer une idée : non seulement les femmes musulmanes se sont engagées dans des mouvements visant à revendiquer les droits des femmes dans des termes reconnus par nous, mais de nombreuses femmes, dans d’autres parties du monde, n’estiment pas nécessairement que leurs vies témoignent d’un défaut de droits. Je ne parle pas ici d’aveuglement ou de mauvaise foi, c’est-à-dire du fait que ces femmes ne se rendent pas compte de leur propre oppression. Je soutiens l’idée qu’il nous faut reconnaître et peut-être même estimer les termes différents selon lesquels les gens vivent leur vie. Dans mon livre Writing Women’s Worlds, que je conçois comme une étude ethnographique « féministe » expérimentale sur les femmes bédouines awlad ‘ali d’Égypte avec qui j’ai vécu au début des années 1980, je me suis efforcée de raconter les histoires de ces femmes en reprenant les termes qu’elles utilisaient elles-mêmes. J’ai aussi tenté de saisir les critères utilisés par elles pour juger les autres et formuler leurs revendications.
Les histoires de mariages fournissent la meilleure preuve de l’invalidité de cette opposition entre choix et contrainte qui domine notre compréhension des différences entre femmes occidentales et
musulmanes, tout en montrant l’importance de reconnaître différentes manières de construire les « droits ». Il arrivait aux jeunes filles que j’ai connues dans cette communauté bédouine de refuser tel ou tel mariage arrangé pour elles, mais jamais elles ne remettaient en question le principe fondamental de l’arrangement des mariages par les familles. Elles pouvaient chanter des chansons à propos du type de jeune homme qu’elles aimeraient épouser – un qui ne soit pas un cousin, un qui soit éduqué ou qui ait telle sorte de voiture ou de camion –, mais elles estimaient qu’il était du ressort de leur famille de choisir leur partenaire. Elles pouvaient, parfois, faire un scandale lorsqu’elles ne voulaient pas d’un certain mari et trouvaient le moyen de faire échouer le projet du mariage arrangé. Toutefois, même les poèmes d’amour sur lesquels j’ai travaillé dans mon premier ouvrage, Veiled Sentiments, poèmes qui témoignaient des aspirations et frustrations de ces jeunes filles, étaient un mode d’expression entièrement intégré au système et non une rébellion contre lui, ce système des mariages arrangés qui exige des femmes qu’elles préservent leur honneur en ne manifestant aucun intérêt envers les hommes, qui attend des hommes et des femmes qu’ils n’aient aucun geste d’affection publique, même mariés. De nombreuses filles ou femmes me parlèrent des dangers des unions d’amour ; toutes appréciaient la protection et le soutien que leurs familles leur assuraient dans les mariages arrangés. Plus intéressant encore, les femmes mariées revendiquaient souvent des « droits », fondés dans une certaine intelligence de la loi coutumière et islamique, mais surtout dans l’intériorisation par elles, à travers l’observation des pratiques de la communauté, d’un sens aigu de la justice, provenant aussi de l’idée bien ancrée qu’elles se faisaient de leur propre valeur et de leurs responsabilités. Il faut noter que ces revendications apparaissaient surtout dans le cas où leur mari les traitait mal.
Un autre exemple, encore plus illustratif, du problème que pose le fait de supposer connaître les droits que veulent les femmes est le cas de la polygamie dans cette communauté. Un chapitre entier de mon livre Writing Women’s Worlds traite des relations changeantes, des solidarités, des colères et des peines d’un mariage polygame que je connaissais intimement. Ce n’était jamais le fait que leur mari ait plus d’une femme qui posait problème à ces femmes. Cette pratique était légitimée par la loi islamique et reconnue comme quelque chose qui pouvait arriver pour diverses raisons, notamment un désir d’enfant ou la volonté d’aider des femmes dépourvues de soutien. C’était plutôt les personnalités, les histoires, les comportements et les sentiments particuliers des uns et des autres qui importaient à ces femmes. Les reproches et les revendications que m’exprima l’une d’elles, après m’avoir raconté une longue histoire à propos de la situation exaspérante dans laquelle elle s’était trouvée juste après que son mari eut épousé sa troisième femme, différaient de tout ce que j’avais imaginé ou de ce à quoi je me serais attendue. À la fin de son histoire, je lui avais demandé, pleine de sympathie, si elle avait été jalouse. Elle répondit immédiatement : « Non, je n’étais pas jalouse. J’étais juste furieuse d’avoir été traitée injustement. Est-ce que nous ne sommes pas toutes pareilles ? » On aurait du mal à reconnaître ici l’argumentation libérale en faveur des droits des femmes ou une dénonciation de l’oppression de la polygamie. Ce qui s’exprime ici, c’est l’affirmation que les femmes d’un homme ont le droit, selon le Coran et les idéaux des Bédouins, d’être traitées de façon absolument égale.
Mais à travers ces histoires singulières de femmes du Moyen-Orient ou de féministes dans le monde musulman, qu’est-ce donc que je veux montrer ? Susan Moller Okin, une penseuse féministe libérale célèbre, formula dans un essai qui eut un très large écho (« Le multiculturalisme est-il mauvais pour les femmes? ») une affirmation qui lui valut de nombreuses critiques. Sa proposition audacieuse consistait à dire que les femmes de cultures minoritaires « patriarcales » (son essai traitait des minorités culturelles aux États-Unis, mais sa pertinence s’étendait aux autres cultures « patriarcales » du monde) « seraient dans une position préférable si la culture dans laquelle elles étaient nées soit disparaissait (de sorte que ses membres soient intégrés à la culture environnante, moins sexiste) soit, ce qui était encore préférable, si cette culture était encouragée à se réformer pour renforcer l’égalité des femmes. »
Suggérer qu’il faudrait que la culture de quelqu’un disparaisse est, pour le moins, une affirmation forte. Cela fait penser à ces missionnaires presbytériennes, tellement certaines que le christianisme était la seule solution pour les femmes que j’ai évoquées ci-dessus. Je pense que nous devons être plus respectueux. Il nous est impératif de reconnaître que les gens n’ont pas nécessairement envie d’abandonner leur culture et leur monde social. La plupart des gens ont de l’estime pour leur façon personnelle de vivre. Ils n’aiment pas qu’on leur dise de renoncer à leurs convictions religieuses. Une nouvelle fois, nous pouvons revenir au travail de Saba Mahmood sur les jeunes femmes égyptiennes des années 1980 et 1990 qui essayent de déterminer la manière dont elles doivent vivre pour être de bonnes musulmanes et qui, au cours de ce processus, se mettent à porter le voile. Mahmood refuse les principes des philosophes libéraux pour qui le choix individuel est la valeur primordiale.
Pour elle, le puissant désir de ces femmes musulmanes égyptiennes de suivre les conventions religieuses prescrites par la société sont « les potentialités, l’« échafaudage » (…) grâce auquel elles réalisent leur moi », et non le signe de leur subordination individuelle. Elle soutient que leur désir d’aller chercher en dehors de soi (dans la pratique religieuse, dans les textes et dans la loi islamiques) leurs idéaux et leurs outils de référence à soi remet en question la séparation communément admise entre individu et société sur laquelle repose la pensée politique libérale. Cela devrait nous inciter, dit-elle, à nous interroger sur la distinction (propre à l’Amérique moderne) entre « les désirs réels du sujet et les conventions sociales obligatoires » qui sous-tend la plupart des analyses libérales. Comme je l’ai déjà noté, c’est une implication dans un projet de transformation morale délibéré qu’elle voit dans l’attitude de ces femmes qui veulent prier et « être proches de Dieu » en se voilant et en étant pudiques. Affirmerons-nous qu’il n’en est pas ainsi ?
Nos choix sont toujours façonnés par des discours, par des positions sociales, par des configurations géopolitiques et par l’inégalité de pouvoir, de sorte que leur portée spécifique est limitée historiquement et géographiquement. Ceux pour qui les valeurs religieuses sont importantes ne les voient certainement pas comme des contraintes, ils les voient comme des idéaux pour lesquels ils luttent.
J’ajouterai encore un détail crucial aux analyses de Saba Mahmood concernant ces femmes et la manière dont il nous faut les comprendre. Ces femmes ne sont pas totalement autres, sans aucun lien avec nous ; elles n’habitent pas un monde radicalement séparé du nôtre, dans leur propre réalité. Sans doute ont-elles leurs propres réalités, mais celles-ci sont toutes, d’une manière ou d’une autre, modelées par les interconnexions entre les parties du monde que le discours civilisationnel, désormais courant, définit comme Occident et non-Occident, monde judéo-chrétien et monde musulman. Nombre des différences qui existent aujourd’hui sont le produit d’histoires différentes, certes, mais liées les unes aux autres, d’histoires d’interactions et de réactions. Elles sont le produit de différentes circonstances qui ont émergé de nos interactions, que ce soit celles de l’époque des croisades, du colonialisme ou, aujourd’hui, de l’hégémonie mondiale des États-Unis.
Nous pouvons désirer la justice pour les femmes, mais parviendrons-nous à reconnaître qu’il puisse y en avoir différentes conceptions et que différentes femmes puissent vouloir ou choisir des futurs différents de ceux qui nous paraissent les meilleurs ? À reconnaître que les choix auxquels nous les voyons confrontées soient en fait le produit de situations que nous avons contribué à leur imposer ? Ma conclusion est que si nous nous soucions vraiment des situations dans lesquelles se trouvent ces femmes qui n’appartiennent pas à la bourgeoisie blanche occidentale, nous ferions bien de laisser de côté voiles et vocations à sauver les autres pour nous efforcer d’examiner des manières de rendre le monde plus juste. Ma position en faveur du respect de la différence se distingue du relativisme culturel qui fait la position classique de l’anthropologue – qui se résume à dire que « tout est légitime » ou que « c’est leur culture, il faut les laisser vivre » – parce qu’elle ne nous interdit pas de nous demander comment nous, qui vivons dans cette partie privilégiée et puissante du monde, avons une responsabilité vis-à-vis de la situation dans laquelle d’autres contrées se sont trouvées et des choix qui leur sont aujourd’hui ouverts. Les mouvements islamiques eux-mêmes se sont développés dans un monde modelé par les engagements intenses des puissances occidentales dans les vies moyen-orientales. Certains des mouvements les plus conservateurs qui se focalisent sur les femmes dans ces parties du monde ont résulté d’interactions avec l’Ouest – on pourrait évoquer par exemple les trois milliards de dollars versés par la CIA au profit des groupes conservateurs afghans, lesquels sapèrent les fondements d’un gouvernement marxiste engagé dans une modernisation forcée qui se traduisait en particulier par la scolarisation massive des femmes.
Il me semble que si nous sommes préoccupés par les femmes, y compris par les femmes musulmanes, nous pouvons peut-être travailler chez nous à rendre les politiques américaines et européennes plus humaines. Si nous voulons participer aux affaires de ces contrées lointaines, nous devrions peut-être le faire avec la volonté de soutenir ceux qui, au sein de ces communautés, ont pour but de rendre les vies des femmes (et des hommes) meilleures. Quoi que nous fassions, nous devrions le faire avec respect et en ayant en tête les termes d’alliances, de coalitions et de solidarité, plutôt que ceux de secours, salut ou pitié. Surtout, il nous faut résister à la puissance de ces images limitées et limitatives de femmes musulmanes en noir et blanc qui circulent parmi nous.
Lila Abu-Lughod, traduit de l’anglais par Charlotte Nordman
La femme musulmane. Le pouvoir des images et le danger de la pitié.
Publié par Le Bougnoulosophe à 12/12/2013
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