« L’invention de l’appellation «beur » arrive à point nommé. Et il faut toute l’attention bienveillante et condescendante des penseurs de la « génération » (et de cette génération-là) pour vouloir conférer à cette dénomination une manière d’authenticité locale et pour signer cette expression de la marque de production du « verlan » : elle serait le produit de la langue populaire, de l’argot des banlieues, territoire d’assignation offert à cette « génération ».
Il n’y a là pas plus de verlan au premier degré qu’au second : ni en sa forme simple, en tant qu’inversion directe du mot « arabe », ni double ou triple inversion ou renversement au carré ou au cube, ou à la puissance n. L’expression « beur » pourrait n’être qu’une déformation dans le sens d’une francisation, ou un jeu de mots sur une interjection familière du type « boukh » qui signifie « chose sans importance, quelque chose de négligeable, de moins que rien, fumée, insignifiance totale », que les intéressés reprennent à leur compte pour caractériser leur position dans la société française.
La ruse du rapport de force symbolique voudrait que, faute de pouvoir échapper à la stigmatisation, à l’hétéro-stigmatisation qu’on sait inévitable parce qu’inscrite dans la position sociale qu’on occupe, on prenne le parti de la dérision. Plutôt que donner à rire et pour ne pas donner à rire, pour prévenir le rire des autres parce qu’on se sait risible, plutôt que de prêter à moquerie, à dénonciation, à stigmatisation et pour les dissuader toutes, mieux vaut rire de soi, se moquer de soi, se dénoncer soi-même, aller au-devant de la stigmatisation, etc.
C’est une chose connue : la dérision est l’arme des faibles. Elle est une arme passive, une arme de protection et de prévention ; technique bien connue de tous les dominés et relativement courante dans routes les situations de domination : « Nous, Nègres » ; « nous, les Khourouto » (pour dire « nous, les Arabes ») ; « nous, les nanas » ; « nous, les prolos » ; « nous, les culs-terreux », etc. Elle se situe sur le mode du paradigme Black is beautifull.
La sociologie noire américain et la sociologie coloniale enseignent que l’une des formes de révolte contre la stigmatisation qui caractérise collectivement tout un groupe consiste à revendiquer publiquement le stigmate, lequel est ainsi constitué en emblème.
Pareille revendication s’achève souvent par l’institutionnalisation du groupe devenu alors inséparable du stigmate qui lui est attaché et qui l’identifie, et aussi des effets économiques et sociaux de la stigmatisation... »
[Abdelmalek Sayad, L'immigration ou les paradoxes de l'altérité]
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