De l'islamophobie comme d'un réencodage du racisme ancien

On a pu croire, en cet automne 2013, que l’ère du déni était terminée. Après la série d’agressions antimusulmanes de cet été, qui — pour la première fois — ont été médiatisées, deux livres venaient rappeler que l’islamophobie n’est pas une lubie : celui du journaliste Claude Askolovitch, dont le titre, Nos mal-aimés. Ces musulmans que la France ne veut pas, indique clairement que son auteur, jadis moins lucide, a rompu avec le petit milieu qui prospère sur la haine des musulmans ; et celui des sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », qui fait le point sur les recherches académiques menées depuis une dizaine d’années, en France et ailleurs, sur ce racisme New Age. Commentant ce dernier ouvrage, un éditorial du Monde du 27 septembre admit enfin l’évidence : l’islamophobie n’est pas un « fantasme », mais bien une « réalité ».


 On dut pourtant rapidement déchanter. Car la machine islamophobe, si puissante, si violente, se remit immédiatement en branle. Après avoir reconnu — fait inédit — qu’il existait un « racisme antimusulman », la polémiste Caroline Fourest précisa que ce racisme était l’exclusivité de quelques excités et nia toute validité au concept d’« islamophobie », qu’elle incarne pourtant parfaitement (France culture, 1er octobre). Les hebdomadaires ressortirent de leurs tiroirs leurs éternels « intégristes » qui, coupables de tout, permettent aux éditorialistes de rameuter les troupes. Il est urgent de « combattre », nous exhorte Christophe Barbier en préambule du énième dossier que L’Express consacre au « communautarisme » (8 octobre). Quant à l’éditorial du Monde, il fut confirmé trois jours plus tard à la une du journal par un de ses dessins douteux dont Plantu est devenu coutumier (Le Monde, 1er octobre). Faisant une analogie entre un musulman haineux (« Islamorama ») et un syndicaliste hargneux (« Castorama »), cette « caricature » rappela à certains lecteurs — comme le rapporte le médiateur (Le Monde, 4 octobre) — l’iconographie antisémite et anticommuniste du journal Je suis partout dans les années 1940.

Le dessin de Plantu rappelle aussi un autre événement qui mérite d’être mentionné, car il peut être considéré comme l’acte de naissance de l’islamophobie contemporaine en France. C’était il y a trente ans, en janvier 1983 : confronté à un vaste mouvement social dans une industrie automobile en crise, le gouvernement « socialiste », en pleine reconversion néolibérale et décidé à ne rien céder aux ouvriers, discrédita médiatiquement les grévistes, dont beaucoup étaient immigrés, en les assimilant aux mollahs iraniens. « Des grèves saintes d’intégristes, de musulmans, de chiites ! », s’enflamma le ministre de l’intérieur. Le stratagème provoqua quelques remous à gauche. Le Nouvel Observateur dénonça cet « anti-islamisme indistinct » qui « conduit à voir en chaque musulman un complice virtuel de Khomeyni ». Quant à Libération, il y vit le prélude d’un raz-de-marée « raciste ». Malgré ces avertissements, vite oubliés, l’entourloupe fonctionna. La presse obéissante fit ses choux gras des « intégristes » en col bleu. Satisfaites, la droite et l’extrême droite constatèrent à cette occasion qu’il était plus efficace, pour insulter les « bougnoules », de les appeler « musulmans ».

Car telle est la fonction de l’islamophobie : encoder le racisme pour le rendre imperceptible, donc socialement acceptable. C’est cette machine à raffiner le racisme brut, lancée par les socialistes en 1983, qui tourne à plein régime depuis trente ans, à gauche comme à droite. On ne parle évidemment jamais de « bougnoules » à la télévision et dans la presse, et assez peu d’Arabes et de Noirs. Mais on diffuse à flux continu des reportages où se déverse un magma confus de « musulmans », d’« islamistes » et autres « communautaristes ». Rien de raciste, bien sûr ! C’est simplement que ces gens-là posent « problème », nous dit-on, car ils menacent la « république », la « laïcité », le « féminisme », le « vivre ensemble ». Ainsi encodé, ce racisme raffiné, produit dans les beaux quartiers, imprimé dans les journaux, mis en scène à la télévision, propagé par email et sur réseaux sociaux, se dissémine dans toute la société. Laquelle, ainsi habituée à vivre dans un mélange de peur identitaire et d’angoisse sécuritaire, est sommée de traquer les voiles litigieux, de mesurer les poils de barbe et de signaler le moindre « colis suspect ». Attentifs ensemble !

Alimentée depuis trois décennies par des bataillons d’éditocrates sur-payés, l’islamophobie est devenue une arme psychologique redoutable. Les premières victimes sont bien sûr « musulmanes », ou supposées telles. Suspectées, disqualifiées, déshumanisées par la propagande néo-raciste, elles sont d’autant plus « légitimement », et parfois légalement, discriminées, exclues, arrêtées ou agressées qu’on en a fait des « objets phobogènes », comme disait le psychiatre Frantz Fanon. Mais derrière les musulman.e.s, la cible est plus large : l’islamophobie est devenue l’arme secrète d’une guerre sociale diffuse. Par effraction, ce racisme sans race, cette haine respectable, installe dans nos têtes l’idée d’une société assiégée, allergique à la nouveauté, à l’étrangeté, à la pluralité. Derrière son masque « humaniste », parfois même « antiraciste », cette idéologie rance ne rejette pas seulement les musulmans. Elle chasse aussi les roms, fabrique des « clandestins », protège les privilégiés contre les « parasites », quels qu’ils soient. Des musulmans d’Islamorama aux syndicalistes de Castorama : raccourci édifiant.

En 1984, un an après la manœuvre anti-ouvrière du gouvernement socialiste, le Front national remportait ses premiers succès électoraux, lors des scrutins municipaux et européens. En 2014, le parti lepéniste est d’ores et déjà assuré d’un nouveau triomphe. Mais ceux qui nourrissent la bête immonde depuis trente ans n’y sont pour rien. C’est la faute aux « intégristes » !

Thomas Deltombe

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