L'islamophobie comme « fait social total »

L’objectif général de ce livre est d’apporter des éléments de réponse et de suggérer des pistes de réflexion pour saisir l’islamophobie comme un « fait social total », c’est-à-dire comme un phénomène social qui engage la « totalité de la société et de ses institutions » politiques, administratives, juridiques, économiques, médiatiques et intellectuelles. L’islamophobie implique « viscéralement » les individus et les groupes sociaux, de manière consciente ou inconsciente, ce qui explique en grande partie la dimension « hystérique » et « passionnelle » des controverses sur la question musulmane. La sociologie de l’islamophobie permet ainsi de saisir les transformations de la société dans sa totalité, dans la mesure où elle nous renseigne sur les fonctionnements des champs médiatiques, politiques, juridiques, intellectuels etc. Que peuvent apporter les sciences sociales à la connaissance de l’islamophobie ? Quelles sont les avancées et les limites des recherches menées essentiellement dans le monde anglophone.


 Si les pratiques religieuses de musulmans de France sont relativement bien connues des sciences sociales françaises, l’islamophobie n’a pas encore fait l’objet d’enquêtes historiques et sociologiques de grande ampleur. La situation française contraste avec celle du monde universitaire anglophone, où les travaux pluridisciplinaires sur le concept d’islamophobie se multiplient. Depuis une décennie, le mot « islamophobie » fait l’objet, en France, d’une active disqualification dans l’espace publique qui laisse peu de place à un débat serein. Des voix se font entendre pour bannir ce mot du langage courant, politique et même antiraciste, en s’appuyant essentiellement sur quatre arguments d’ordres sémantiques et politiques.

Le premier est avancé par des personnalités médiatiques pour qui cette notion aurait été inventé par des mollahs iraniens afin d’interdire tout blasphème. Or, comme nous le verrons dans le quatrième chapitre, le terme d’islamophobie n’a pas d’équivalent en persan et on doit son invention, en 1910, à un groupe d’orientalistes français spécialisés dans les études de l’islam ouest-africain».

Le deuxième argument concerne le suffixe « phobie » dont l’utilisation viendrait à faire de l’islamophobie une peur irraisonnée, évacuant ainsi les dimensions de l’aversion, de la haine, du rejet, du racisme pour s’en tenir à l’expression d’un pathos. En effet, pourquoi condamner une peur ? Or, si l’on considère que la racine « phobos » est inappropriée pour désigner le rejet ou le racisme ne doit-on pas aussi se débarrasser de termes centraux dans le débat public tels que xénophobie, négrophobie, homophobie ? Le suffixe « phobie » n’est pas le plus approprié d’un point de vue scientifique, mais ils nous semblent que les sciences sociales peuvent se saisir de ce terme et le redéfinir en allant au-delà de la dimension phobique.

Le troisième argument consiste à dire que l’islamophobie n’est qu’un nouvel avatar du racisme anti-arabe. Or tous les Arabes ne sont pas musulmans et tous les musulmans ne sont pas arabes. De nombreuses études sociologiques anglophones permettent de distinguer, et surtout d’articuler, les discriminations fondées sur l’appartenance raciale et celles fondées sur l’appartenance religieuse. Mais si la confusion entre plusieurs marqueurs suffit à disqualifier un concept, alors il ne faudrait pas non plus parler d’antisémitisme, terme qui englobe des marqueurs phénotypiques, culturels, religieux et qui opère même une sélection entre les peuples « sémites ». Faut-il pour autant se débarrasser du concept d’antisémitisme ? Ce point nous rappelle qu’il n’existe pas de concept parfait permettant de désigner et d’englober des phénomènes nécessairement complexes.

Le dernier argument concerne l’usage du terme islamophobie comme outil de censure limitant la liberté d’expression, notamment la critique des religions. C’est une remarque légitime et un risque réel, qui vise moins le concept que certains de ses usages. Or, les mots sont parfois pris au piège de polémiques qui les dépassent : tel est également le cas de l’accusation d’antisémitisme visant toute critique de l’Etat d’Israël, qui ne démonétise heureusement pas ce concept. Ainsi, comme tous les termes désignant d’autre forme d’ « altérophobie », la notion d’islamophobie est imparfaite et instrumentalisable, mais nécessaire afin de nommer et de mesurer un phénomène aujourd’hui mesuré et exploré par les sciences sociales, combattu par l’action militante et pris au sérieux par la plupart des organisations internationales et gouvernements occidentaux. Mettre un mot sur une réalité sociale permet de faire reconnaitre son existence ; à l’inverse ne pas la nommer revient finalement à l’occulter socialement et politiquement.

Tout l’enjeu consiste donc à proposer une définition opératoire qui limite, autant que faire se peut, les confusions et les usages problématiques. Nous considérons que l’islamophobie correspond au processus social complexe de racialisation/altérisation appuyé sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane, dont les modalités en fonction de contextes nationaux et de périodes historiques. Il s’agit d’un phénomène global et « genré » parce qu’influencé par la circulation internationale des idées et des personnes et par les rapports sociaux de sexe. Nous faisons l’hypothèse que l’islamophobie est la conséquence de la construction d’un « problème musulman », dont la solution réside dans la discipline des corps, voire des esprits, des (présumé-e-s) musulman-e-s.

 [Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie, Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman »]

Aucun commentaire: