«L'histoire du Maghreb. Un essai de synthèse.» (introduction)

Un thème bien familier à toute l'historiographie de la période coloniale est celui de la malchance du Maghreb : malchance de n'avoir pas reconnu la valeur civilisatrice de la conquête romaine, malchance d'avoir dû accepter l'Islam, malchance d'avoir subi l'invasion hilâlienne, malchance d'avoir servi de base à la piraterie ottomane ... Mais n'a-t-on pas plus de raisons de parler d'une autre malchance? Celle d'avoir toujours eu des historiens d'occasion : géographes à idées brillantes, fonctionnaires à prétentions scientifiques, militaires se piquant de culture, historiens de l'art refusant la spécialisation, et à un niveau certes plus élevé, des historiens sans formation linguistique ou des linguistes et archéologues sans formation historique; les uns renvoyant aux autres, les premiers s'appuyant sur l'autorité des seconds, il se forme ainsi une conjuration qui fait circuler les hypothèses les plus aventureuses pour finalement les imposer comme vérités acquises. Il est vrai que du côté des Maghrébins on n'est guère mieux servi: tiraillé entre les ruminants d'un autre âge, les chefs politiques et les instituteurs, le lecteur ne peut se consoler qu'en se disant qu'après tout leur quiète certitude n'est pas plus infondée que celle de leurs adversaires, qu'ils honorent d'ailleurs souvent plus que de raisons. Longtemps sans doute, et par la force des choses, nous aurons encore à subir ces errances et il faut bien plus qu'une critique abstraite pour fonder une histoire scientifique. Pourquoi alors ce livre?


Essentiellement, parce qu'une expérience d'enseignant dans une université américaine m'a convaincu que négliger les livres coloniaux sur l'histoire maghrébine ne les empêche pas d'influencer profondément les chercheurs trop avides de connaître et bien mal préparés pour exercer leur propre jugement. Les thèses, présentées par leurs auteurs mêmes comme des conclusions partielles et provisoires, sont prises par des lecteurs pressés pour des résultats globaux et définitifs. Les chercheurs américains, jeunes pour la plupart, ignorant l'arabe et le berbère, intéressés avant tout par le présent, ne regardant l'histoire que comme une introduction commode et académiquement requise pour les travaux de sociologie et de science politique, ont tendance à surestimer tout ce qui est écrit en français et leur cas est loin d'être uniques. J'ai pensé, dans ces conditions, qu'il valait la peine de donner le point de vue d'un Maghrébin sur l'histoire de sa patrie, même s'il ne devait apporter sur le plan de la recherche que peu de nouveautés, même s'il ne devait différer des historiens coloniaux que par l'interprétation de certains faits.

Cette cause n'est cependant pas la seule: les jeunes Maghrébins eux-mêmes sont trop obnubilés par le présent - l'économie, la sociologie, la politique ... ; l'étude du passé leur semble un investissement largement négatif; ils se déchargent de cette besogne sur les étrangers sans se demander si l'image que ceux-ci leur tracent de leur passé ne peut pas, à la longue et malgré eux, informer leur présent. Cela, joint à d'autres causes, permet de comprendre que l'histoire, surtout celle de la période antérieure au XIXe siècle, reste le domaine où s'est le moins fait sentir l'influence de la décolonisation. Les économistes, les sociologues, les urbanistes, les géographes, même les littérateurs et les artistes, ont intégré dans leurs visions et leurs méthodes ce fait essentiel du milieu du XXe siècle qui est la fin des empires coloniaux. Seuls les historiens du Maghreb, et ceux des périodes antérieures aux temps modernes notamments, y ont en grande partie échappé et il suffit pour s'en rendre compte d'assister à quelque congrès organisé dans un pays riverain de la Méditerranée. La faute en revient certainement au désintérêt des Maghrébins, plus qu'à la paresse intellectuelle des historiens étrangers.

Pourtant l'expérience politique elle-même, après la retombée des ferveurs, nous rappelle, avec de plus en plus d'insistance, la lourdeur des structures héritées et le poids des générations disparues. Chaque jour davantage nous nous rendons compte de la nécessité de questionner le passé sur les deux phénomènes qui hantent notre vie politique et intellectuelle: le retard historique et sa compensation consciente, c'est-à-dire la Révolution. Je critiquerai dans les pages qui suivent trop d'historiens étrangers, et trop sévèrement, pour ne pas me sentir obligé de dévoiler dès l'abord les questions que je ne cesserai de poser à l'histoire maghrébine : quelle est la profondeur, la genèse, l'anatomie de ce qui sera à un certain moment un « retard à rattraper »?

En même temps qu'un cours dont il gardera nécessairement l'aspect pédagogique, de revue critique de ce qui a déjà été écrit, ce livre sera une «lecture» du passé maghrébin. Peut-être sera-t-il par là quelque peu disparate ; le ton par endroits variera, la question principale néanmoins restera inchangée au cours des pages. Ce n'est pas tant l'histoire en elle-même qu'il s'agira de retracer, bien qu'on ne puisse pas s'en dispenser tout à fait, que la relation qu'un Maghrébin d'aujourd'hui, soucieux de son avenir, est à même de soutenir avec la totalité de son passé. D'une certaine manière, cette étude continuera, dans un cas précis, la description des connexions entre continuité et discontinuité, que j'avais annoncée ailleurs. Les Maghrébins et leur passé, c'est donc le premier terme qui, à chaque instant, doit prévaloir.

Sans doute est-il malaisé de justifier modestement une entreprise ambitieuse; l'attitude la moins équivoque est simplement de revendiquer pour soi la liberté que d'autres ont prise de disserter longuement sur ce qui leur tient si peu à coeur. Lorsqu'un véritable Institut des sciences historiques aura vu le jour au Maghreb, où des chercheurs, alliant une connaissance intime du milieu et des sources locales à un esprit critique sans faiblesse et à l'enthousiasme créé par les nouvelles perspectives d'une histoire totale, pourront donner de l'histoire maghrébine la mise au point que chacun espères, nul ne pourra alors se permettre de continuer à travailler dans le cadre du vieil individualisme. En attendant, il n'est interdit à personne, en en acceptant toutefois les risques, de questionner le passé pour se figurer l'image d'un avenir possible.

Il est illusoire de vouloir dévoiler l'histoire du Maghreb à son point de départ et faire croire qu'on peut se mettre à la place des premiers Maghrébins, assister à leur naissance à l'histoire, comme il est d'usage de le faire en décrivant d'abord le pays, les hommes, la société ... , etc. Cette partie, en réalité, quand elle s'appuie sur des résultats indiscutables, est une histoire naturelle et quand elle est hypothétique, comme c'est le cas ici, introduit déjà tous les préjugés idéologiques de la période coloniale.

De fait, dès le début, on est en pleine difficulté, fait-on remarquer. De quelle partie du monde raconter l'histoire? De l'Afrique du Nord, terme critiqué par les géographes; du Nord-Ouest africain, terme géographiquement plus juste mais dicté par des considérations politiques contemporaines ; de la Berbérie, dénomination à usage malléable dont les fortunes furent diverses depuis le commencement des temps modernes, délaissée en fin de compte parce qu'elle comportait trop de sous-entendus politiques sinon raciaux; du Maghreb, terme arabe vague qui peut servir, parce que étranger, dans une langue européenne, bien qu'il soit en arabe inutilisable, même si on le précise avec les adjectifs arabe ou musulman ? On en a conclu que cette difficulté dénote l'artificiallté de l'entreprise. Pourtant, quand on voit les erreurs, parfois ridicules, dans lesquelles tombe l'histoire locale, comme de se disputer un empereur, un écrivain ou encore d'être obligé de considérer comme relevant d'une politique étrangère des décisions touchant des territoires au-delà de frontières non encore fixées, on se rend compte que la vision locale n'est pas moins arbitraire que la vision unitaire.

L'idéal serait, bien sûr, de commencer par une histoire de l'historiographie; suivre la naissance de l'idée même du Maghreb, voir comment une qualification a fini par s'objectiver. Cette histoire historiographique n'est certes pas plus facile que l'autre qui se veut au niveau de l'acte historique lui-même : elle est même parfois impossible à suivre dans ses méandres et ses implications; elle a du moins l'honnêteté de ne pas cacher qu'elle est elle-même prisonnière d'une certaine histoire et qu’elle ne prétend ni à la permanence ni à l'exclusivité.

Je n'ai pu néanmoins me résoudre à suivre ce programme en toute rigueur, essentiellement parce qu'il est prématuré, mais le plan d'exposition choisi reste fidèle à la même inspiration et impose en conséquence à tout le livre cette vision de l'histoire en tant qu'historiographie. Le terme Maghreb, choisi faute de mieux, n'aura pas une acception géographique, mais aura une signification essentiellement historique et dynamique : à chaque période, il y aura une distinction entre un centre et une périphérie, une histoire et une protohistoire, pourrait-on dire. A chaque période, la vue s'arrête à une ville (Carthage, Kairouan, Fès), à une province (Ifriqiya), à une monarchie ou un empire (l'Almohade), en laissant dans le non-perçu, l'inconnu, toute une partie du Nord-Ouest géographique. Sans doute l'aire historique va-t-elle de plus en plus s'élargir jusqu'à couvrir la totalité de la région au XXe siècle, mais avant cette époque, toute histoire maghrébine est, par définition même, une histoire incomplète, du simple point de vue de l'extension, sans parler de la compréhension. C'est regrettable, mais on doit s'y résigner; il faut aussi le préciser toujours, car souvent on prend la partie pour le tout, ou bien on oppose un tout que jusqu'à présent on ignore à une partie qu'on peut du moins connaître. Cette séparation entre l'aire historique et sa mouvance provient du fait que l'histoire n'est pas née dans cette partie du monde, que la « civilisation » lui est venue d'ailleurs, et elle n'a de raison d'exister que dans une perspective qui surestime l'histoire. Cette surestimation, comme l'appellent les préhistoriens et les ethnologues, ne sera pas mise en question dans ce livre. Peut-être que d'autres Maghrébins le feront un jour et l'histoire totale maghrébine sera décentrée. En attendant, je maintiens cette histoire aimantée vers l'Est méditerranéen; elle apparaît alors, et pour de longues périodes, comme une histoire-objet, celle d'une terre qu'on conquiert, qu'on exploite, qu'on « civilise », et l'opposition entre histoire et protohistoire sera celle même de la partie conquise du Maghreb, ou simplement contrôlée, et la partie incontrôlée; aucune ne sera toutefois surestimée par rapport à l'autre.

Dès lors, on peut distinguer une longue période durant laquelle le Maghreb, pur objet, ne peut être vu que par les yeux de ses conquérants étrangers. L'histoire de cette période, si on la raconte directement, sans la critiquer, ne peut être que celle des étrangers sur terre africaine; quelles que soient les complaisances des uns et des autres pour les conquérants de leur choix, la richesse de la documentation qui nous est parvenue et sa valeur littéraire, les qualités dramatiques de certains moments, il n'est que vrai qu'on l'a jusqu'à maintenant trop privilégiée. Quelle que soit la date finale qu'on donne à cette période (je proposerai le milieu du VIIIe siècle ap. J.-C.) le Maghreb va échapper à sa situation d'objet, en se reconnaissant dans un mouvement idéologique à caractère religieux, qui va donner naissance à des villes-États, à des principautés et enfin à des empires. L'histoire du Maghreb sera confondue avec celle de ces mouvements idéologiques jusqu'au XIVe siècle. L'historiographie au sens restreint va se développer avec les monarchies qui ne devront rien aux schismes religieux, d'abord ayant comme objet la vie des capitales monarchiques (Fès, Tlemcen, Tunis), puis se dissolvant dans les histoires locales : des provinces, des cités secondaires, des confréries, des familles. Au même moment, les rapports avec un monde nouveau, de plus en plus menaçant, vont se refléter dans des récits de voyages, de captivité ou d'ambassades. A partir du XIXe siècle vont éclore, se contrecarrer et polémiser les deux historiographies : coloniale et nationaliste. et évoluer en sens inverse, sinon dans tous leurs aspects, du moins dans leur expression de la réalité. C'est à ses débuts que l'historiographie coloniale est la plus adéquate à son objet, et c'est à la fin du processus que celle des nationalistes trouve son contenu.

Il sera nécessaire, bien sûr, de justifier, période par période, la rupture et la succession, et surtout l'identité postulée entre le déroulement de l'historiographie et le développement historique; il faudra aussi s'assurer qu'il s'agit d'une véritable périodisation, permettant de différencier les niveaux successifs de l'économie, de la société, de l'organisation étatique, de la culture et de la psychologie; .ces points seront discutés dans les conclusions partielles. En tout état de cause, une telle exposition permettra au moins d'éviter plusieurs écueils.

Le premier est de juxtaposer les époques selon un critère géographique, dynastique ou racial telle la séquence : époques punique, romaine, vandale, byzantine, arabe, turque, française ... dont les défauts sont évidents. Le second, plus subtil, car il est, en fait, accepté par la majorité des écrivains et de leurs lecteurs, et qu'on pourrait nommer: le mythe ternaire, qui est à la fois d'origine universitaire et d'utilisation idéologique. Universitairement, il provient de la sacro-sainte division : histoire ancienne, moyen âge, temps moderne, époques séparées par les invasions barbares et le mouvement de la Renaissance; cette périodisation est maintenue au prix de manipulations parfois légères, parfois assez graves, par lesquelles la conquête arabe du vue siècle remplace les invasions du Ve, la conquête turque du début du XVIe. Ou même la conquête française du XIXe, tient lieu de Renaissance. Derrière cette méthodologie se cache bien sûr une politique : on aime représenter le Maghreb comme une terre de disputes entre deux entités, partout présentes et jamais définies : Occident et Orient, dont les religions chrétienne et islamique, les langues latine et arabe ne seraient que des manifestations. Les intéressés acceptent cette division ternaire, mais la retournent, dans un cadre plus restreint, limité à l'islamisation : ils distinguent une longue période classique qui va du VIIe au XIVe siècle, à l'intérieur de laquelle se succèdent périodes de préparation, d'apogée et de déclin, suivie d'une longue période d'éclipse où se superposent défaites en Espagne, empiétements étrangers sur les côtes, dislocation des États et assoupissement culturel, elle-même rachetée par le renouveau culturel de la fin du XIXe siècle qui rejette dans l'ombre la présence trop pesante du colonisateur. Ces deux périodisations, il est vrai, mettent en lumière des ruptures de rythme réelles qu'il faudra analyser, mais les valorisant, bien que contradictoirement, elles les dénaturent. En définitive, toute périodisation ternaire garde quelque trace de sa signification mystique, et il faut y échapper à tout prix.

En attendant qu'une historiographie économique et sociale se développe, l'intérêt de prendre la périodisation de l'historiographie politique comme moyen d'ordonner l'histoire elle-même et de l'exposer, est au moins de nous débarrasser de cette mythologie de l'épanouissement et de la décadence qui trop souvent se changent en chute et rédemption. Il n'est nullement question, bien entendu, de confondre logique d'exposition et logique des faits eux-mêmes.

Abdellah Laroui

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