De l'intersectionalité et de la coalition

« L’articulation, l’imbrication ou l’intrication des différentes oppressions, la combinatoire qui résulte de leurs croisements, sont l’un des grands sujets de la sociologie, en particulier de la sociologie féministe. » (Christine Delphy)

 L’intersectionnalité est un outil qui permette de mieux cerner les diverses interactions de la race et du genre dans le contexte de la violence contre les femmes de couleur. Je me sers de ce concept pour exposer, sur un plan général, comment le racisme et le patriarcat s’influencent réciproquement. Je l’utilise aussi pour décrire la situation des femmes de couleur, placées à la fois dans des systèmes de subordination qui se recoupent et aux marges des mouvements féministe et antiraciste. La volonté de politiser la violence contre les femmes laissera largement de côté les expériences des non-blanches tant qu’on continuera de fermer les yeux sur les ramifications de la stratification raciale chez les femmes.

Parallèlement, ce n’est pas en gommant la réalité de la violence intraraciale qui frappe les femmes de couleur qu’on fera progresser l’antiracisme. Cette double marginalisation a pour effet d’ôter aux femmes de couleur toute possibilité de rattacher leurs propres expériences à celles que vivent les autres femmes. D’où un sentiment d’isolement, qui non seulement contrarie les efforts pour politiser la violence genrée dans les communautés de couleur, mais entretient qui plus est le silence de mort qui entoure ces questions.

Je voudrais suggérer que l’intersectionnalité permet d’alléger un peu la tension entre les revendications de l’identité multiple et la nécessité jamais démentie d’une politique identitaire. Il est utile, à cet égard, de la distinguer de la perspective très proche de l’anti-essentialisme, à partir de laquelle les femmes de couleur mettent doublement en cause le féminisme blanc : parce qu’il s’est construit sur leur absence, et parce qu’il parle en leur nom. Une des interprétations de cette critique anti-essentialiste - soit l’essentialisation de la catégorie « femme » par le féminisme - doit beaucoup à l’idée postmoderne voulant que les catégories tenues pour naturelles ou simplement représentatives soient en réalité construites socialement dans une économie linguistique de la différence.

Si dans l’ensemble le projet descriptif du postmodernisme d’interroger les modes de construction sociale du sens est bienvenu, en revanche cette critique se méprend parfois sur le sens de la construction sociale et en déforme la pertinence politique. Une version de l’anti-essentialisme - la thèse en quelque sorte vulgarisée de la construction sociale - soutient que puisque toutes les catégories sont socialement construites, ni les « Noirs » ni les « femmes », par exemple, n’existent, et que reproduire sempiternellement ces catégories en s’organisant autour d’elles ne rime donc pas à grand-chose.

 Dire cependant qu’une catégorie telle que la race ou le genre est socialement construite, ce n’est pas affirmer qu’elle compte pour rien dans notre monde. Un projet de longue haleine en faveur des classes subordonnées -l’un de ceux pour lesquels les théories postmodernes se sont d’ailleurs révélées les plus utiles - consiste au contraire à réfléchir à la façon dont le pouvoir se rassemble autour de certaines catégories et s’exerce contre d’autres. Il entend démasquer les processus de subordination et les divers modes sur lesquels ils sont vécus par les subordonnés ou les privilégiés. Il présume donc que les catégories ont à la fois et du sens, et des conséquences. Le problème le plus pressant rencontré dans la plupart des cas, sinon dans tous, n’est pas l’existence des catégories mais bien les valeurs particulières qui leur sont attachées, et la manière dont ces valeurs créent les hiérarchies sociales et les entretiennent.

 Il ne s’agit pas de nier que le processus de catégorisation soit lui-même un exercice de pouvoir, seulement l’histoire est beaucoup plus compliquée et nuancée que cela. Tout d’abord, la catégorisation, ou la dénomination pour emprunter au langage de l’identité, ne se fait pas de façon unilatérale. Les subordonnés peuvent y participer, et cela les amène parfois à subvertir le processus de dénomination dans le sens de leur émancipation. Il suffit de penser à la subversion historique de la catégorie « Noir », ou à la transformation actuelle du mot « queer », pour comprendre que la catégorisation ne se fait pas à sens unique. Le pouvoir est à l’évidence inégal, mais cela n’empêche pas les gens d’être capables jusqu’à un certain point d’intervenir dans la politique de dénomination.

Il est important de noter que l’identité constitue toujours un lieu de résistance pour les membres de différents groupes subordonnés. Tous nous pouvons faire la distinction entre ces deux déclarations : « Je suis noir(e) » ; « Je suis une personne et il se trouve que je suis noir(e) ». La première, « Je suis noir(e) », s’empare de l’identité socialement imposée pour y amarrer fortement la subjectivité : « Je suis noir(e) » devient ainsi non pas simplement une déclaration de résistance, mais une affirmation positive de l’identification personnelle, intimement liée à des énoncés valorisants tel le slogan nationaliste Black is beautiful.

Dans la seconde, « Je suis une personne et il se trouve que je suis noir(e) », l’identification personnelle réclame le passage par une certaine universalité (« Je suis d’abord une personne ») et le rejet concomitant de la catégorie imposée (noir(e)), tenue pour contingente, circonstancielle, non déterminante. Ces deux présentations contiennent chacune une part de vérité, bien sûr, mais elles fonctionnent très différemment selon le contexte politique. Arrivés en ce point, il nous faut affirmer avec force que pour les groupes maintenus dans une situation de dépendance, la stratégie de résistance la plus fructueuse consiste à occuper le terrain pour défendre une politique de la localisation sociale, au lieu de vider les lieux et de saborder cette politique.

Le constructionnisme vulgaire déforme par conséquent les possibilités existantes de mener une politique de l’identité qui ait du sens, car il confond au moins deux manifestations distinctes, mais étroitement liées, du pouvoir. L’une correspond au pouvoir tel qu’il s’exerce simplement dans le processus de la catégorisation ; l’autre a trait au pouvoir qui induit des conséquences sociales et matérielles de cette catégorisation. Si la première ouvre la voie à la seconde, les implications politiques de leur remise en cause réciproque vont très loin. En examinant les débats sur la subordination raciale qui jalonnent l’histoire, on voit que, dans chaque cas, la contestation pouvait porter soit sur la construction de l’identité soit sur le système de subordination fondé sur cette identité.

Prenons par exemple le système de ségrégation au cœur de l’affaire Plessy versus Ferguson, motivée par maintes dimensions de la domination raciale dont la catégorisation, le signe de la race, et la subordination des personnes ainsi stigmatisées. Plessy avait deux angles d’attaque possibles : la construction de l’identité (« Qu’est-ce qu’un Noir ? »), et le système de subordination qui en découle (« Noirs et blancs peuvent-ils s’asseoir ensemble dans un même wagon de chemin de fer ? »). Plessy a effectivement soulevé ces deux questions, en dénonçant tant la cohérence de la catégorie de race que la subordination des personnes décrétées de race noire. Pour ce qui est du premier point, il fit valoir qu’étant donné son statut de métis, la loi sur la ségrégation ne devait pas lui être appliquée. Refusant de voir dans l’argument un coup porté à la cohérence du système racial, la Cour suprême s’est simplement contentée de reproduire la dichotomie Noir/blanc contestée par Plessy : puisqu’il n’était pas blanc, en vertu de ses ancêtres colorés, le fait de n’être pas traité comme un blanc ne lui portait nullement préjudice. On sait que Plessy n’a pas mieux réussi à remettre en cause les pratiques ségrégationnistes à l’encontre des non-blancs. Lorsqu’on évalue aujourd’hui les stratégies de résistance possibles, il peut être utile de se demander lequel des deux combats engagés par Plessy dans l’affaire il aurait le mieux valu gagner : celui sur la cohérence du système de catégorisation raciale, ou celui contre la pratique de la ségrégation ?

 La même question se pose à propos de l’affaire Brown versus Board of Education. Entre ces deux arguments possibles sur l’inconstitutionnalité de la ségrégation, quel est celui qui servait mieux la cause de l’émancipation : imputer cette inconstitutionnalité à l’incohérence du système d’organisation raciale légitimant la ségrégation, ou soutenir qu’en portant tort aux enfants catégorisés comme Noirs elle opprimait l’ensemble de la communauté noire.

 Même si certains trouvent la question difficile, pour l’essentiel la dimension de la domination raciale la plus déconcertante, du point de vue des Afro-Américains, n’aura pas été la catégorisation raciale en tant que telle mais les innombrables procédés utilisés pour assurer systématiquement la subordination de ceux d’entre nous qui se voient ainsi définis. S’agissant en particulier des problèmes auxquels sont confrontées les femmes de couleur, lorsque, comme cela arrive souvent, les politiques de l’identité échouent à tenir leurs promesses, ce n’est pas en premier lieu parce qu’elles prennent à tort pour naturelles des catégories socialement construites, mais parce que le contenu descriptif de ces catégories et les récits qui les fondent ont privilégié certaines expériences au détriment d’autres.

 Envisageons dans cette optique le scandale Clarence Thomas/Anita Hill. Lors des auditions organisées au Sénat pour confirmer la nomination de Clarence Thomas à la Cour suprême, si Anita Hill, qui accusait Thomas de harcèlement sexuel, s’est vue dépossédée de ses arguments, c’est en partie parce qu’elle s’est retrouvée coincée entre les interprétations dominantes du féminisme et de l’antiracisme. Prise entre deux tropes narratifs concurrents - d’un côté le viol, mis en avant par les féministes, de l’autre le lynchage, mis en avant par Thomas et ses partisans -, elle ne pouvait rien dire des dimensions raciale et genrée de sa position. On pourrait présenter ce dilemme comme la conséquence de l’essentialisation de l’« être noir » par l’antiracisme et de l’« être femme » par le féminisme.

Cela ne nous mène cependant pas assez loin, car le problème n’est pas simplement de nature linguistique ou philosophique. Il est spécifiquement politique : ce qui est dit du genre l’est à partir de l’expérience des bourgeoises blanches ; ce qui est dit de la race l’est à partir de l’expérience des Noirs de sexe masculin. La solution ne passe pas simplement par une défense de la multiplicité des identités ou une remise en cause de l’essentialisme en général. Dans le cas de Hill, par exemple, il aurait au contraire fallu affirmer ces aspects fondamentaux de sa position (ou de sa « localisation ») qui précisément étaient gommés, y compris par ses défenseurs. En d’autres termes, il aurait fallu préciser quelle différence faisait sa différence.

Si, comme je l’affirme, l’histoire et le contexte déterminent l’utilité de la politique de l’identité, comment comprendre cette politique aujourd’hui, notamment à la lumière de la reconnaissance des multiples dimensions de l’identité ? Plus précisément, qu’entendons-nous lorsque nous avançons que les discours antiracistes occultent les identités de genre de même que les discours féministes occultent les identités de race ? Est-ce que cela signifie que nous ne pouvons pas parler de l’identité ? Ou que tout discours s’y rapportant doit reconnaître que la construction de nos identités passe par l’intersection de dimensions multiples ? Pour commencer à répondre à ces questions, il faut au préalable reconnaître que les groupes identitaires organisés dans lesquels nous nous retrouvons sont en fait des coalitions, ou à tout le moins des coalitions potentielles qui attendent de se former.

 Dans le contexte de l’antiracisme, ce n’est pas parce que nous reconnaissons que la politique de l’identité telle qu’elle est couramment comprise marginalise les expériences intersectionnelles des femmes de couleur que nous devons pour autant renoncer à essayer de nous organiser en tant que communautés de couleur. L’intersectionnalité nous offre au contraire une base pour reconceptualiser la race comme une coalition entre hommes et femmes de couleur. Dans le cas du viol, par exemple, elle nous permet d’expliquer pourquoi les femmes de couleur doivent laisser tomber l’argument général qui, au nom des intérêts de la race, recommande d’éviter tout affrontement sur la question du viol intraracial. Elle nous donne aussi les moyens de réfléchir à d’autres formes de marginalisation. Ainsi la race peut-elle être au départ d’une coalition d’hétérosexuels et d’homosexuels de couleur, et servir de la sorte de point d’appui à une critique des églises et des institutions culturelles qui reproduisent l’hétérosexisme.

Une fois l’identité ainsi reconceptualisée, sans doute comprendrons-nous mieux - et peut-être trouverons-nous aussi le courage de contester - la nécessité de ces groupes où après tout, en un sens, nous nous sentons « chez nous », en raison justement de ces parties de nous qui n’ont pas droit de cité « chez nous ». La démarche demande énormément d’énergie et suscite beaucoup d’angoisse. Au mieux nous pouvons espérer oser alors dénoncer les exclusions et les marginalisations internes, attirer l’attention sur la manière dont l’identité du « groupe » tout entier s’articule autour des identités intersectionnelles de quelques-un(e)s de ses membres. Reconnaître que la politique de l’identité se développe au point d’intersection des catégories paraît donc plus fructueux que contester la possibilité même de dire quelque chose des catégories. En prenant conscience de l’intersectionnalité, nous devrions mieux pouvoir identifier nos différences et les justifier, négocier aussi les moyens grâce auxquels ces différences trouveront à s’exprimer dans la construction de la politique du groupe.

 Kimberlé Williams Crenshaw

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