« Du clash sexuel des civilisations »

Géopolitique de la sexualité : « Les questions sexuelles créent, transforment et reproduisent les hiérarchies sociales et spatiales. Aux espaces dominants, on tend ainsi à associer une capacité supérieure d’(auto-)contrainte et de discipline de soi. Le processus de civilisation trouverait dans la capacité à brider une sexualité pulsionnelle la marque de sa supériorité. Traduite spatialement, cette logique classificatoire participe à la justification et au renforcement des hiérarchies territoriales. Et l’on ne compte plus les représentations et les discours actualisés qui confèrent aux espaces centraux une décence moralement supérieure, traduite dans des usages du corps, des règles juridiques ou des normes jugées plus adaptées. Mais cette valorisation victorienne de la retenue s’accompagne aujourd’hui d’un traitement plus insidieux des hiérarchies. Si l’association exotique-érotique continue d’altériser les espaces et les populations – en renvoyant les espaces dominés à une naturalité fantasmée – elle fonctionne de pair avec la valorisation d’un libéralisme essentialisé, incarné par le Nord, qui trouverait dans les questions sexuelles un espace d’expression prioritaire. Que l’on pense par exemple aux débats qui entourent le droit des femmes, le « respect des minorités sexuelles » ou le mariage homosexuel. Il ne s’agit plus ni d’affirmer la capacité supérieure de l’Occident à contrôler les populations ni de combattre le danger d’un désir pulsionnel, incarnée par les espaces dominés. Il faut aussi défendre des valeurs sexuelles, raciales, genrées et sociales qui constitueraient l’essence même d’une civilisation menacée. La construction de la supériorité morale de l’Occident passe aussi par la croyance quant à son « avancement » dans le processus historique de reconnaissance des droits, et la sexualité est régulièrement mobilisée comme une preuve de l’universalisme des valeurs qu’il défend...» (*)


Du nationalisme sexuel : «  La construction d’une altérité radicale en regard de l’identité européenne conduit à définir les immigrants comme ceux qui ne partagent pas les valeurs d’égalité des sexes et des identités sexuelles, que certains discours publics ont récemment mis au centre de la « culture européenne ». Cette mise en altérité porte principalement, ou même exclusivement, sur les immigrés musulmans assignés à une « culture » homogène, et de très nombreux travaux ont montré la suspicion permanente portant sur ceux-ci et les effets de racialisation dont ils sont l’objet au travers des politiques migratoires et des politiques d’intégration. Ce processus ne construit pas uniquement les frontières migratoires externes de l’Europe, mais contribue également à leur perpétuation sous la forme de frontières internes séparant différentes catégories de citoyens, ceux qui sont « là depuis toujours » et ceux « qui n’en finissent pas d’arriver ». Les effets internes de cette dynamique nationaliste et xénophobe constituaient l’autre grand pan des problématiques développées ici. En effet, définir un « autre » sexuellement intolérant contribue en retour à se « blanchir » – dans tous les sens du terme – de toute forme de sexisme et d’homophobie considérés comme les caractéristiques définitionnelles de ces autres de l’extérieur ou de l’intérieur. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir se construire des politiques de l’identité nationale qui réussissent, par la racialisation des migrants, à expulser hors des frontières européennes ou de la majorité nationale les traits du sexisme et de l’homophobie en les assignant à d’autres et en s’en exonérant radicalement : l’intolérance imputée aux non-européens ou aux plus récents des citoyens, a comme contrepoint de forger des identités nationales européennes dont la perfection et l’hyper-correction en matière d’égalité de sexe et de sexualité échappent facilement à l’interrogation et à la critique. Ces dynamiques identitaires fonctionnant sur un rapport oppositionnel eux/nous impliquent en outre plusieurs niveaux d’observation parfois difficiles à intégrer dans une même analyse. En effet, selon qu’on s’intéresse à des déclarations de professionnels de la politique, des programmes de partis, des politiques publiques ou des discours prononcés par des acteurs hétérogènes, le nationalisme sexuel peut prendre des formes différentes, s’enracinant dans un niveau purement national ou « montant » au contraire à l’échelle européenne dans ce qui s’approcherait davantage d’une logique d’empire ou de bloc culturel. Selon les configurations discursives, et en particulier selon les répertoires de valeur et les références historiques mobilisés, on peut aussi bien évoquer « des » nationalismes sexuels ou « un » nationalisme sexuel européen, ces deux dimensions pouvant se lier parfois mais ne l’étant pas systématiquement. » (*)

De l’impérialisme de la démocratie sexuelle : « soit l’appropriation, dans un contexte postcolonial, de la liberté et de l’égalité, appliquées au genre et à la sexualité, comme emblèmes de la modernité démocratique. Ces questions ne sont plus seulement un enjeu, ni même l’enjeu de la démocratie. Lorsque celle-ci prête son lexique à une politique impériale, elles en fournissent les armes, en même temps qu’elles en constituent le terrain de bataille privilégié. Autrement dit, si « nous » sommes définis par la démocratie, et d’abord dans sa dimension sexuelle, « eux » se définissent en miroir, comme l’envers sombre de nos lumières. Les « autres » de nos sociétés, barbares menaçant la civilisation démocratique, apparaissent donc logiquement comme polygames, violents voire violeurs, prisonniers d’une culture où ils emprisonnent leurs femmes, entre voile imposé, mariages forcés et mutilations génitales subies : leur sexisme justifierait presque le racisme, si celui-ci, comme celui-là, n’était en principe incompatible avec la démocratie. Cette rhétorique ne se cantonne pas au discours : c’est toute une logique administrative et juridique qui se déploie aujourd’hui en termes de démocratie sexuelle. Le contrat d’accueil et d’intégration, soumis à tous les résidents étrangers en France, rappelle ainsi les valeurs de la nation – « démocratie », « pays de droits », « pays laïque », mais aussi « pays d’égalité ». Dans la devise républicaine, la fraternité semble avoir cédé la place à la laïcité ; quant à l’intégration par la langue, elle n’intervient qu’après l’égalité. Or comment cette dernière est-elle définie ? Citons intégralement le paragraphe qui lui est consacré. « Le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes est un principe fondamental de la société française. Les parents sont conjointement responsables de leurs enfants. Les femmes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que les hommes. Ce principe s’applique à tous, Français et étrangers. Les femmes ne sont soumises ni à l’autorité du mari, ni à celle du père ou du frère pour, par exemple, travailler, sortir ou ouvrir un compte bancaire. Les mariages forcés sont interdits, tandis que la monogamie et l’intégrité du corps sont protégées par la loi. » Il n’est ici pas question d’égalité entre les races ni entre les classes : l’égalité républicaine, c’est devenu l’égalité entre les sexes. Cette tardive apothéose des idéaux féministes en France est désormais au cœur des politiques d’immigration...» (*)


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