Racisme légal
A la fin du dix-neuvième siècle, en France, le gouvernement républicain mené par son chef, Jules Ferry, entame une lutte acharnée contre les congrégations religieuses, qui dominent le monde de l’éducation, et entreprend d’instaurer l’école laïque obligatoire. Ce combat trouvera son dénouement avec la loi de 1905, dite de séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui renvoie le clergé à ses seules occupations spirituelles. Cette lutte contre la mainmise du religieux sur la vie civile constitue, de l’avis général, une étape importante dans l’émancipation de la conscience humaine.
Cet idyllique tableau mérite toutefois d’être relativisé. Pour les mouvements d’extrême gauche de l’époque (dont alors la majeure partie des socialistes), il ne s’agissait ni plus ni moins que de la poudre aux yeux, destinée à donner l’impression d’une avancée démocratique majeure, mais sans toucher à l’ordre social. Bien au contraire, sous ce vernis de modernisme, une nouvelle classe dominante – la bourgeoisie d’affaires – prenait définitivement les commandes en faisant coup double: elle portait un coup fatal à la mouvance monarchiste, qui avait pu compter en tout temps sur son allié le clergé pour asseoir sa domination à grands renforts de superstition et de trahison de la parole chrétienne originelle, et donnait au peuple l’impression de se préoccuper du bien collectif. Pour l’historien Henri Guillemin, «Jules Ferry a remplacé le curé par l’instituteur comme supplétif du pouvoir.» Et Jules Guesde, leader du Parti socialiste de France, flairant la manœuvre, déclarait en 1904: «On n’a rien fait contre le congrégations les plus dangereuses, celles qui spéculent sur la misère, la faim et la maladie ouvrières. L’anticléricalisme dont on fait parade a surtout pour but de détourner les travailleurs de leur lutte contre le capitalisme.»
Il n’est pas ici question de relancer le débat sur l’enseignement religieux ou non, ni de nier les acquis de ces avancées laïques, mais de s’intéresser aux mouvements souterrains, pratiques et théoriques qui accompagnaient cette démarche et de voir en quoi ils nous concernent aujourd’hui. Dans le même temps que Ferry menait son combat local pour «la libération des consciences», il impulsait comme jamais auparavant le mouvement colonial de son pays, envoyant des troupes en Afrique, en Asie. «Il est du devoir des civilisations supérieures d’apporter leur lumières aux civilisations inférieures» déclarait le chantre de la laïcité. Cette contradiction originelle entre émancipation locale et domination globale marque aujourd’hui les débats de manière inconsciente, mais ô combien évidente. Ainsi, le net mouvement d’islamophobie qui gangrène la civilisation occidentale n’est pas le simple fait de fascistes isolés, mais trouve ses relais les plus néfastes dans les bonnes consciences de l’intelligentsia de gauche, de droite et du centre! C’est dire si l’éventail est large. Il n’est pas un jour durant lequel tel ou tel politicien, écrivaillon ou témoin quelconque vienne s’étaler dans les médias sur sa détestation de l’islam, religion dont on peut dire le plus grand mal sans encourir les foudres de la loi, puisque la laïcité, conquête historique, permet la critique de la religion. Là où le bât blesse, c’est que, comme dans le mouvement impulsé par Ferry, le progrès de laïcité sert souvent de cache-sexe à un racisme nauséabond, de tradition coloniale. Sous couvert de liberté d’expression, dans un cadre areligieux, les frustrés et les racistes de toute obédience peuvent faire ce que la morale réprouve, mais qu’une habile lecture de la loi et de l’histoire permet: cracher sa haine des Arabes.
Le phénomène touche aussi la Suisse. Ainsi, il y a trois semaines, sur une page entière du Matin Dimanche (1), une autoproclamée «féministe socialiste» assénait sa haine de l’islam et assumait sa proximité idéologique avec le vice-président de l’UDC Oskar Freysinger. (Elle accordait dans le même temps une interview au site raciste Riposte laïque). Ces propos ne semblaient pas susciter l’opprobre générale ni porter à conséquence sur son appartenance au Parti socialiste. Pourquoi en serait-il autrement? L’islamophobie est devenue un lieu commun, anodin aux yeux de l’opinion publique et des pouvoirs politiques.
Comme en de précédents temps de crise de sinistre mémoire, la haine de l’autre permet un formidable dérivatif à l’analyse des raisons de cette crise. Ainsi les politiciens à la solde du système (pléonasme!) s’en donnent-ils à cœur joie, comme l’ignoble Jean-François Copé, en France, pour jeter en pâture le si pratique bouc émissaire musulman au bon peuple qui se débat avec une situation sociale en déliquescence. La manœuvre est vieille comme le monde, mais fonctionne toujours.
Mais, cette fois, les sbires de l’ordre économique peuvent compter sur les bonnes consciences de gauche pour relayer leur détestation de l’Arabe via le prétexte religieux. Et, comme si ce n’était pas suffisant, voilà qu’émerge une horde de seconds couteaux, pseudo-intellectuels, pseudo-artistes ou autres émanations surprenantes de la société civile pour relayer cette boue. Car l’islamophobie est aussi un formidable fonds de commerce pour les ratés de tout poil. Ainsi, toujours en Suisse, on invite très doctement un ancien animateur radio romand à se répandre sur sa «peur» de l’islam (alors que ce dernier admet sa méconnaissance totale de cette religion et de cette culture) dans l’émission politique Infrarouge (2); l’intéressé précise qu’il a demandé à ses éventuels «amis» de confession musulmane de se retirer de son compte Facebook. On lui offre encore une pleine page dans les quotidiens 24 heures, ou 20 minutes pour déverser les mêmes fulgurances.
En France, les faux anarchistes de Charlie Hebdo publient des dessins sur les musulmans dignes des caricatures anti-juives des années trente, dans leur torchon néo-conservateur au bord de la faillite, et remontent leur chiffre d’affaires. Une dénommée Caroline Fourest (ancienne collaboratrice de Charlie), auteure d’une biographie à charge de Tariq Ramadan mal documentée, se voit bombardée «chercheuse», «spécialiste ès religions», et est invitée sur tous les plateaux télé pour expliquer son soi-disant combat contre «les extrémismes», qui, dans la plus pure tradition faussement républicaine, est, en vérité, un combat pour le pouvoir blanc. Il va de soi que sous couvert de progressisme, c’est bien le racisme qui est en marche.
Le double mouvement impulsé par Jules Ferry a débouché sur un des rares exemples de dialectique négative, permettant à tous les apôtres de la tolérance, de l’enseignant de gauche jusqu’au punk à chiens, des anciens soixante-huitards jusqu’aux réactionnaires lettrés, en passant par les centristes mollassons, de marcher main dans la main avec les extrémistes de droite les plus redoutables dans une belle unanimité anti-arabe. Une vraie vague rose-brun qui passe par le bleu... toutes les couleurs de l’arc-en-ciel politique y sont représentées! Une lame de fond raciste décomplexée qui transcende les courants politiques et les classes sociales, qui fédère les frustrations, les haines, via une image diabolisée de l’autre, sous des prétextes sous de prétextes nationaux comme progressistes, ça ne vous rappelle rien?
(1) Interview de Mireille Vallette, auteure de Boulevard de l’islamisme, dans Le Matin Dimanche du 11 octobre 2012. ndlr.
(2) Ivan Frésard, créateur de La soupe est pleine sur La Première, invité au débat d’Infrarouge du 25 septembre 2012: «Caricatures de Mahomet: doit-on censurer?». ndlr.
Dominique Ziegler
Publié par Le Bougnoulosophe à 11/03/2012
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
1 commentaire:
Il faudra bien je crois proposer une vision de la laïcité comme un phénomène à deux étages:
Le premier comme lutte de pouvoir où non pas on remplace une faction -l'Eglise - par une instance la subsumant , par un pouvoir surplombant laicards et bigots mais par une autre faction ,la bourgeoisie d'affaire dont le mode de fonctionnement s'accomode fort mal de la morale catho et de son modèle économique .
Deuxième étage, ce qui aurait pu être l'esprit de la laïcité à savoir un dispositif épurant la relation état-citoyen en la structurant autour du droit & de la politique. Il aurait pu s'agir de définir le citoyen comme un objet de droit & politique en se débarassant de la dimension économique. C'est exactement le chemin inverse qui a été pris. Le citoyen est de moins en moins sujet de Droit & politique et de plus en plus un sujet économique. Sa dimension politico juridique est tributaire de sa dimension économique (et raciale aussi) qui en constitue le primat, le reste n'étant que des variables d'ajustement.
Bien sûr ,selon un processus bien connu, ceux-là même à l'origine de cette transformation se proclament aujourd'hui les gardiens de la laïcité.
Enregistrer un commentaire