L'idéologie qui a conduit Anders Behring Breivik à s'attaquer à l'Etat norvégien, puis à des militants du Parti social-démocrate, en juillet 2011, n'est pas que le délire d'un homme seul : c'est une construction intellectuelle qu'il explique dans son manifeste "2083" - une déclaration d'indépendance européenne, qui s'avère être surtout une compilation des écrits d'auteurs anglo-saxons appartenant à la frange la plus radicale du mouvement néoconservateur.
L'enquête du journaliste norvégien Oyvind Strommen, dans La Toile brune (Actes Sud, 206 p.), montre bien l'obsession qui s'est emparée depuis le début des années 2000 d'une partie significative des droites radicales xénophobes en Europe occidentale. Il s'agit de la peur d'Eurabia, néologisme forgé en 2006 par l'essayiste Bat Ye'Or, désignant un continent et une culture européens soumis de leur plein gré à l'islam et à son corpus de lois normatives, la charia, ayant renié leurs racines "judéo-chrétiennes" et de surcroît en voie d'être démographiquement submergés par les musulmans, au point que les Européens "de souche" deviendraient bientôt minoritaires.
Autre néologisme, la "dhimmitude" (le fait d'être soumis au statut de sujet protégé, donc de seconde zone, qu'impose l'islam aux non-musulmans) serait l'inéluctable horizon - et le choix conscient - des peuples de notre continent, si elle n'est déjà notre réalité quotidienne.
La théorie d'Eurabia est présentée dans deux versions. Celle à prétention scientifique de Bat Ye'Or et de ses émules, qui ne sont pas des idéologues d'extrême droite, veut démontrer que l'Europe, la Vieille Europe, est un continent perdu ne pouvant plus prétendre qu'à un rôle subalterne sur l'échiquier international, puisque n'incarnant plus les valeurs de l'Occident.
Il a été assez peu souligné qu'il s'agit aussi d'un concept antifrançais, comme le démontre le livre-réquisitoire du journaliste et historien David Pryce-Jones, Un siècle de trahison : la diplomatie française et les juifs, 1894-2007 (Denoël, 2008). Intitulé qui revient à faire porter au Quai d'Orsay et à trois Républiques successives le sceau d'infamie de l'antisémitisme ainsi qu'à présenter la France comme un allié non fiable, voire un adversaire, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de l'OTAN.
Dans les milieux qui tiennent Eurabia pour une réalité, c'est la France qui est désignée comme le principal instigateur de la politique de "capitulation" face à l'islam qui aurait débuté après le choc pétrolier de 1973. Ce qui lui est nié est rien moins que le droit d'avoir la politique de sa géographie et de son histoire avec le Maghreb, le Machrek et l'Afrique occidentale, ainsi que de préférer un monde multipolaire à un remake de la guerre froide dans lequel le "monde libre" devrait endiguer les assauts de l'islam.
On peut souhaiter que la politique étrangère française et européenne ne soit pas uniquement "réaliste". Qu'elle dénonce les atteintes aux droits de l'homme dans le monde arabe comme partout ailleurs, qu'elle réaffirme le droit d'Israël à l'existence dans la sécurité et des frontières sûres ou encore qu'elle reconnaisse le droit des juifs du monde entier à s'y installer.
La question est de savoir si, comme la théorie d'Eurabia le suggère, on peut y arriver de manière crédible en utilisant un concept marqué par le complotisme, en niant la réalité de l'existence du peuple palestinien et en promouvant une politique de confrontation globale.
Dans le langage des théoriciens d'Eurabia, le concept d'Occident remplace celui d'Europe. Preuve que, pour eux, notre continent ne doit se définir que par le lien transatlantique et non comme une Europe- puissance. L'idée d'Eurabia sert à justifier moralement le leadership mondial incontesté de l'Amérique, à la condition, bien sûr, que la politique étrangère des Etats-Unis ne soit pas celle du président Barack Obama mais de ses adversaires. Notamment de ceux qui accusent le chef de l'Etat américain de brader les intérêts d'Israël et qui veulent, depuis avant même le renforcement des sanctions internationales, en finir avec le régime de Téhéran par une intervention militaire.
Les mêmes polémistes accusent l'Europe d'abandonner ses juifs au nouvel antisémitisme des populations musulmanes issues de l'immigration, d'être hostile à l'existence d'Israël et de promettre les peuples israélien et juif à un nouveau génocide. Cette dernière hypothèse a été esquissée en 2010, dans son ouvrage Jihad and Genocide (Rowman Littlefield), par le théologien de la Shoah Richard L. Rubenstein pour qui le "potentiel génocidaire" de l'idéologie djihadiste menace l'ensemble des non-musulmans.
Dans le monde manichéen d'Eurabia, le communisme a été remplacé par l'islam comme ennemi civilisationnel. Comme le communisme, il est un adversaire absolu d'autant plus redoutable qu'il est à la fois un ennemi extérieur (la menace Al-Qaida notamment) et un ennemi de l'intérieur. C'est sans doute ce dernier point qui a les conséquences politiques les plus graves pour la cohésion des sociétés européennes.
En effet, les partisans de la théorie d'Eurabia ont bien pour fixation l'islam et non l'islamisme. Ils considèrent que le premier est à la fois une culture et un projet politique, celui du califat mondial, et que le second n'est ni réformable ni susceptible d'être modéré. Cela revient à assigner à résidence les individus originaires du monde arabo-musulman dans une identité dont ils ne peuvent même pas se défaire par l'assimilation. La conversion des musulmans au christianisme n'est pas une option très en vogue chez ces antimusulmans radicaux parmi lesquels catholiques et protestants pratiquants sont très minoritaires.
Leur référence constante au judéo-christianisme est en elle-même problématique dans la mesure où cette notion demeure un objet théologique bancal, inacceptable du point de vue du judaïsme traditionnel, et mal accepté par les catholiques traditionalistes. Les tenants d'Eurabia n'envisageraient-ils donc pour les musulmans sociologiques que la voie de l'abjuration ?
C'est d'ailleurs dans les milieux laïques qu'en France la controverse autour d'Eurabia est la plus vive. D'un côté, des militants qui n'ont jamais ménagé l'islam politique et continuent à mener le combat contre tous les intégrismes en se réclamant d'une gauche républicaine intégrationniste et universaliste. De l'autre, quelques-uns de leurs anciens compagnons de route qui semblent avoir évolué vers l'ethno-différentialisme, la théorie du choc des civilisations et un combat contre l'islam dont on ne discerne pas très bien le débouché politique : restriction drastique de la liberté de culte pour les musulmans, comme le suggère leur idole Geert Wilders ?
Evolution vers un national-patriotisme qui, né sur le rivage de la gauche souverainiste, réduirait désormais la notion de nation à la question identitaire et se retrouverait en accord avec un Front national normalisé ? On peut en tout cas remarquer que le Parti de la liberté néerlandais, comme naguère Pim Fortuyn et les populismes xénophobes scandinaves, a retourné contre l'islam les idées de la gauche émancipatrice des années 1970 : droits des femmes, des homosexuels, des minorités (les juifs notamment) menacés par la répression de la "déviance" que les islamistes au pouvoir mettent en oeuvre.
Le dernier problème théorique posé par la notion d'Eurabia est l'usage des termes "islamo-fascisme" voire "nazislamisme", le premier ayant été utilisé par George W. Bush lui-même. Il s'agit de termes polémiques, dénués de pertinence scientifique : le fascisme comme le nazisme sont des idéologies de l'homme nouveau et non du retour à un âge d'or ; ils positivent la modernité (les néofascistes italiens de CasaPound se réclament du turbofascisme) et non le fixisme ; ils ont le culte de l'Etat total, là où l'islamisme s'accommode très bien du libéralisme économique et de l'Etat faible voire, dans sa variante radicale, évacue totalement l'impératif de l'Etat.
Cette mise en équivalence abusive, tout comme d'ailleurs celle qui assimile communisme et fascisme, interdit de penser le totalitarisme selon des catégories différentes en nature, quand bien même elles seraient toutes moralement condamnables. Ne penser l'islamisme que par rapport au fascisme et au nazisme reviendra à ce que, le souvenir de ces derniers s'éloignant, l'acceptabilité de l'islamisme croisse. En attendant, le concept de "fascisme vert" autorise ceux qui le portent à placer leur résistance à l'islam dans la continuité politique et morale de celle qui combattit les totalitarismes d'extrême droite : un groupe belge nouvellement créé s'intitule d'ailleurs simplement Les Résistants.
L'occidentalisme islamophobe des tenants d'Eurabia est une impasse. C'est en premier lieu un mythe incapacitant : si l'islamisation de l'Europe est déjà advenue, si les peuples européens sont minoritaires sur leur continent, s'ils n'ont plus de conscience historique et politique, à quoi sert de lutter pour une civilisation déjà morte ? Penser Eurabia est une posture décliniste et démobilisatrice.
Ensuite, cette idée rabaisse le concept de civilisation européenne au niveau d'une réaction de rejet épidermique de l'Autre, sans proposer de projet culturel cohérent susceptible de définir les valeurs auxquelles les musulmans d'Europe seraient tenus de s'intégrer. Elle témoigne des énormes difficultés de la culture européenne à admettre les identités dialogiques en évitant le double écueil du relativisme et de l'uniformisation.
C'est, enfin, une absurdité géopolitique, puisqu'elle nie l'évidence que la situation géographique de l'Europe fait d'elle une zone de contact avec le monde arabo- musulman. A moins évidemment que le désir des tenants d'Eurabia soit, comme le suggère le nom de leurs sites Internet préférés, de réduire l'Europe à être un "poste de veille", regardant sans cesse aux "portes de Vienne" pour préparer la "Reconquista".
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