De l'intégration

Le lexique social et la sémantique ont leurs limites. Ils sont toujours engagés dans un processus à la fois d’usure et de dépréciation lié à l’usage, et de restauration et de réhabilitation après coup. Ainsi en va-t-il du terme intégration. Vieux terme lui aussi, terme qui a servi durant longtemps, dans différents contextes, pour qualifier des situations relativement diverses ; qui a lui aussi ses heurs et ses malheurs, ses moments de prestiges et ses revers ; terme qui a connu ses titres de noblesse " intellectuelle " et ses références hautement sociologique (on ne peut en parler sans songer à la sociologie de Durkheim).

En sociologie, on connaît mieux ce qu’on peut appeler une "société bien (ou mal) intégrée" que l’intégration individuelle, que l’intégration comme processus individuel. On connaît mieux ce qu’est un groupe fortement intégré, doté d’une cohérence interne, l’intégration étant saisie comme un état, un aboutissement, une qualité auxquels contribuent plusieurs facteurs, les uns objectifs et matériellement objectivés, les autres immatériels, d'ordre symbolique, transcendant toute la société et tout le groupe en question, leur conférant ce qui fait leur esprit, leur style propre, leur cohérence interne. Et sans doute l’intégration ainsi comprise, l’intégration comme réalité sociale, et par conséquent collective, est-elle la condition même de l’intégration individuelle des parties au tout. Plus grande et plus forte est l’intégration du tout, plus fort et plus grand sera est le pouvoir intégrateur de ce groupe, plus nécessaire et plus facile à réaliser est l'intégration à ce groupe de chacune de ses parties constitutives, anciennes ou nouvelles.

A défaut d’un terme meilleur ou plus approprié, le mot " intégration " retrouve un regain de faveur, et on se plaît à le distinguer du mot "assimilation ", l’intégration supposant l’intégrité de la personne fondue mais non pas dissoute dans le groupe alors que l’assimilation équivaut, se dit-on, à la négation et à la disparition de cette intégrité.

Parce qu’il y va de l’intégration de l’ensemble lui-même, et pas seulement de l’intégration à l’ensemble de quelques individus qui lui sont étrangers ou extérieurs, le discours sur l’intégration est nécessairement un discours passionné, un discours chargé symboliquement, surinvesti de significations secondes qu’il importe de mettre au jour afin de mieux saisir la vraie nature et la portée exacte de ce phénomène. Pour cette raison, il ne peut être un discours prédictif. Il est un discours qui retarde toujours sur la réalité sociale dont il a à rendre compte, qu’il ait à le déplorer ou qu’il ait, au contraire, à le promouvoir comme cela semble être le cas.

L’hystérésis est ici une donnée inévitable, les transformations sociales le plus profondes, engageant tout l’être de la société, comme c’est le cas dans la circonstance, exigent toujours, le temps qu’elles s’accomplissent et pour pouvoir s’accomplir, une relative méconnaissance, une relative cécité collective.

Et l’on peut dire que le discours sur cette forme de réalité constitue comme un aveu, une manière de constat de ce qu’on aurait pu prévoir mais qu’on a pas voulu voir, de ce qu’on aura pu savoir et connaître bien avant, mais qu’on a préféré méconnaître. Un des grands malaises que suscite chez lez uns et les autres, chez les " intégrateurs " (assimilationnistes ou non) comme chez les " intégrables " (intégrés ou non), le propos sur l’intégration, tient pour une bonne part à ce décalage : le discours sur l’intégration n’est audible, n’est recevable parmi ceux à qui il s’adresse en priorité - le public qui est objet d'intégration - que par ceux qui sont déjà les plus intégrés… »

[Abdelmalek Sayad, La double absence]


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