Lâcheté et perversité de la figure du « démocrate »

« Les Juifs* ont un ami, pourtant: le démocrate. Mais c'est un piètre défen­seur. Sans doute il proclame que tous les hommes sont égaux en droits, sans doute il a fondé la Ligue des droits de l'homme. Mais ses déclarations mêmes montrent la faiblesse de sa position. Il a choisi une fois pour toutes, au XVIIIe siècle, l'esprit d'analyse. Il n'a pas d'yeux pour les syn­thèses concrètes que lui présente l'histoire. Il ne connaît pas le Juif, ni l'Arabe, ni le nègre, ni le bourgeois, ni l'ouvrier: mais seulement l'homme, en tout temps, en tout lieu pareil à lui-même.

Toutes les collectivités, il les résout en éléments individuels. Un corps physique est pour lui une somme de molécules, un corps social, une somme d'individus. Et par individu il entend une incarnation sin­gulière des traits universels qui font la nature humaine. Ainsi l'antisémite et le démocrate poursuivent inlassablement leur dialogue sans jamais se comprendre ni s'apercevoir qu'ils ne parlent pas des mêmes choses. Si l'antisémite reproche au Juif son avarice, le démocrate répondra qu'il connaît des Juifs qui ne sont pas avares et des chrétiens qui le sont. Mais l'antisémite n'est pas convaincu pour autant: ce qu'il voulait dire c'est qu'il y a une avarice « juive », c'est-à-dire in­fluencée par cette totalité synthétique qu'est la personne juive. Et il conviendra sans se troubler que certains chrétiens peuvent être avares, car pour lui l'avarice chrétienne et l'avarice juive ne sont pas de même nature.

Pour le démocrate, au contraire, l'avarice est une certaine nature universelle et invariable qui peut s'ajouter à l'ensemble des traits composant un individu et qui demeure identique en toutes circonstances; il n'y a pas deux façons d'être avare, on l'est ou on ne l'est pas. Ainsi le démocrate, comme le savant, manque le singulier: l'individu n'est pour lui qu'une somme de traits universels.

Il s'ensuit que sa défense du Juif sauve le Juif en tant qu'homme et l'anéantit en tant que Juif. A la diffé­rence de l'antisémite, le démocrate n'a pas peur de lui-même : ce qu'il redoute ce sont les grandes formes collectives où il risque de se dissoudre. Ainsi a-t-il fait choix de l'esprit d'analyse parce que l'esprit d'analyse ne voit pas ces réalités synthétiques. A ce point de vue, il craint que ne s'éveille chez le Juif une « conscience juive », c'est-à-dire une conscience de la collectivité israélite, comme il redoute chez l'ouvrier l'éveil de la « conscience de classe ». Sa défense est de persuader aux individus qu'ils existent à l'état isolé. « Il n'y a pas de Juif, dit-il, il n'y a pas de question juive. » Cela signifie qu'il souhaite séparer le Juif de sa religion, de sa famille, de sa communauté ethnique, pour l'enfourner dans le creuset démo­cratique, d'où il ressortira seul et nu, particule individuelle et solitaire, sem­blable à toutes les autres particules. C'est ce qu'on nommait, aux États-Unis, la politique d'assimilation. Les lois sur l'immigration ont enregistré la faillite de cette politique et, en somme, celle du point de vue démocratique.

 Comment pourrait-il en être autrement: pour un Juif conscient et fier d'être Juif, qui revendique son appartenance à la communauté juive, sans méconnaître pour cela les liens qui l'unissent à une collectivité nationale, il n'y a pas tant de différence entre l'anti-sémite et le démocrate. Celui-là veut le détruire comme homme - pour ne laisser subsister en lui que le Juif, le paria, l'intouchable; celui-ci veut le détruire comme Juif pour ne conserver en lui que l'homme, le sujet abstrait et universel des droits de l'homme et du citoyen. On peut déceler chez le démocrate le plus libéral une nuance d'antisémitisme: il est hostile au Juif dans la mesure où le Juif s'avise de se penser comme Juif.

Cette hostilité s'exprime par une sorte d'ironie indul­gente et amusée, comme lorsqu'il dit d'un ami juif, dont l'origine israélite est aisé­ment reconnaissable: « il est tout de même trop juif » ou lorsqu'il déclare: « la seule chose que je reproche aux Juifs c'est leur instinct grégaire; si on en laisse entrer un dans une affaire, il en amènera dix avec lui ». Pendant l'occupation, le démocrate était profondément et sincèrement indigné des persécutions antisémites, mais il soupirait de temps à autre: « Les Juifs vont revenir de l'exil avec une insolence et un appétit de vengeance tels que je redoute une recrudescence de l'antisémitisme. » Ce qu'il craignait en fait, c'est que les persécu­tions ne contribuent à donner au Juif une conscience plus précise de lui-même.

L'antisémite reproche au Juif d'être Juif ; le démocrate reprocherait volontiers de se considérer comme Juif. Entre son adversaire et son défenseur, le Juif semble assez mal en point: il semble qu'il n'ait rien d'autre à faire qu'à choisir la sauce à laquelle on le mangera... » (Sartre, Réflexions sur la question juive)

* le terme de Juif est ici à entendre dans son sens étendu, sa valeur est de position, à savoir un avatar de la figure du paria qui est le produit d'un rapport social historiquement déterminé...

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Du substantialisme et de son double : l y a "juif" et "juif" : http://frenchmorning.com/ny/2012/03/22/le-je-suis-juif-de-lefebvre-provoque-des-remous/ ;)