Guerre d’Algérie : la transmission impossible ?

Pour le franco-algérien que je suis, l’histoire de la guerre d’Algérie n’est pas qu’un thème de réflexion ; elle est constitutive de mon expérience vitale. Elle n’est pas non plus une affaire du passé, dont on pourrait simplement tourner la page : elle est reliée à notre présent où, à cause de ce qui l’implique, on voudrait refouler sa mémoire.

Elle m’a intimement divisé et a mis en jeu la totalité de mes généalogies respectives. Or, mon rapport à cette histoire s’est invariablement décliné sur le mode paradoxal d’une omniprésence diffuse et d’occultations qui l’insinuaient. Ce rapport est la conséquence de la façon dont elle m’a été transmise, autant que des « raisons » persistantes de cette transmission précaire. Sur le conflit, je n’observe pas tant un silence, comme on le dit trop vite, mais la circulation d’une multiplicité de paroles tronquées, distordues et étranglées sous la chape de plomb du contrôle officiel qui s’exerce sur elles.

Dans ma famille « française », le thème n’était jamais envisagé. Au sein de mon environnement familial et social, ouvrier et de gauche, on ne sympathisait certes pas avec le colonialisme. Toutefois, l’hostilité pour les « arabes » y était palpable et on voulait à tout-prix m’écarter de cette généalogie maudite. Ironiquement, mon grand-père, qui était mon « second père » et dont le racisme ne fait aujourd’hui aucun doute pour moi, habitait « rue du 18 mars ». Un monument aux morts de la guerre d’Algérie y était levé, dans l’indifférence générale. Ce n’était qu’un élément abstrait du paysage gris de mon enfance, un monolithe noir et totémique qui contenait une menace invisible pour les tabous et les interdits qu’il cristallisait.

A l’école, il va sans dire que le thème était brièvement et superficiellement abordé. Pourtant, il m’est arrivé d’avoir à son sujet des débats passionnés, aux bords de l’affrontement physique, avec mes camarades de classe, surtout au collège. On se contentait d’y faire le décompte des morts et des cruautés des côtés « français » et « arabes », à partir de récits vaguement transmis.

Seuls d’ex-appelés et des algériens politiquement engagés, croisés ici et là, m’ont donné leur version des faits. Le plus curieux sans doute est que notre père algérien nous en ait aussi si peu dit. En Algérie, tout le monde parle et beaucoup. Les immigrés, encore directement aux prises avec la nation coloniale qui éduque leurs propres enfants, sont moins prolixes.

Mon père évoquait souvent son enfance algérienne au travers d’innocents récits d’aventures et de mystères, dont la guerre - qui l’empêcha de poursuivre sa scolarité - semblait presque totalement absente. Quelques avertissements sur le racisme de la France et ses crimes coloniaux venaient parfois briser le silence. La seule chose qui importait vraiment, à ses yeux, était que nous soyons musulmans, que nous ne mourrions pas impies dans cette nation qui nous détournait de Dieu et contre laquelle il luttait, avec patience et à armes inégales. Quant à ma mère, elle dut payer le prix du patriarcat raciste qui ne lui pardonna jamais sa « trahison ».

Bref, en France, l’étouffement de la parole sur la guerre d’Algérie est la conséquence de l’absence d’un cadre commun de discussion, parce que nous demeurons divisés par les conditions qui ont présidé à ce conflit. La France conserve incontestablement un complexe colonial vis-à-vis des populations postcoloniales qui habitent son territoire. Ce complexe n’engage pas seulement le traitement de ces populations, mais la fausse conscience qu’a le pays de lui-même, tant sur le plan de son identité supposée que de l’universalité de ses valeurs.

Cette fausse conscience conduit à considérer les enfants d’immigrés (même métis) comme « accueillis » et l’histoire commune, qui engage les contradictions du pays, comme une histoire extérieure à la France, repoussée dans un passé fictif, délié du présent. Entre la nostalgie coloniale et les concessions vidées de sens politique, la censure de la mémoire collective répond, en ce sens, à l’impératif de sauvegarder les termes actuels de cette fausse conscience, de garantir la reproduction des rapports de pouvoir, consubstantiels à elle, dans la réalité.

Or, la France ne pourra donner sens à sa « défaite » algérienne, incompatible avec les illusions triomphantes qu’elle se fait encore d’elle-même, que quand elle aura liquidé le complexe colonial qui s’obstine à obscurcir son présent et sa perception du passé. Franco-algérien, je suis avant tout algérien par le rapport social qu’impose le « mythe colonial ».

Individuellement, je ne peux accéder à la réconciliation des deux parties qui me constituent irréductiblement que par mon engagement politique pour le renversement collectif du mythe. Ce n’est ni plus ni moins ceci qui est mis en jeu dans la transmission ou non-transmission de l’histoire de la guerre d’Algérie, dont les enjeux de mémoire constituent une nouvelle bataille, aussi décisive que les précédentes.

Inexorablement mêlés et néanmoins séparés, nous avons la possibilité de nous construire un futur commun, en affrontant courageusement notre passé et les divisions qui le perpétuent, avec toutes les conséquences politiques. Nous continuerons sinon à creuser notre propre tombe vers ces impasses familières, où les morts reviendront nous visiter, à intervalles réguliers, en nous susurrant à l’oreille une histoire pleine de bruit et de fureur que des idiots nous avaient racontée et qui n’a pas de sens. Cette histoire n’est pas celle de nos pères et de nos mères ; c’est celle de nos enfants.

Malik Tahar Chaouch

3 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est vrai que c'est un beau texte. Mais il a une pertinence limitée. Les tourments d'enfants de parents algériens et inscrits dans le même temps dans le pays qui a conduit la colonisation et ses horreurs sont légitimes. Ils aspirent à une reconnaissance par la France de son passé colonial... pour le bien de la France! Je ne crois pas que la France fasse un complexe au sujet de la colonisation. Je crois que fondamentalement, elle ressent la fin de l'Empire comme une injustice à son égard. Je n'ai pas rencontré beaucoup de Français qui pensent à un malaise entre les valeurs que la France déclare porter et sa conduite dans les ex colonies. C'est ce pays là qui n'a même pas eu besoin de modifier sa constitution pour "accueillir" la masse d'allogènes qu'il était venu "civiliser". Il lui a suffi de déclarer que cette masse là constituait un corps d'exception qui ne bénéficiait pas de la protection de la République, encore moins de la démocratie. Ce qu'il faut que la France reconnaisse, c'est qu'elle a pratiqué un racisme institutionnel en Algérie. Mais comment le pourrait-elle alors que sa grille de lecture (en faut la grille de l'ensemble de l'Occident) est toujours la même?

Brahim Senouci

Anonyme a dit…

Superbe Malik !!!! Ne ferais tu pas un rejet de la France de part tes commentaires assez acides à son endroit ? Je n'ai pas souvenir que tu subissais du racisme de la part de tes copains de primaire et de collège ! dans l'équipe de handball où tu étais notre portier et fidèle gardien qui arrêtait tous les tirs, tu faisais la fierté de la bande..Jamais personne ne t'aurait vilipendé sans avoir les copains sur le dos..
Je te ressemble, toi Franco-algérien et moi Franco-polonais...Mon père a subi certaines brimades du fait de ses origines, cependant, même s'il m'a relaté ces faits, il a toujours aimé son pays et m'a élevé dans le respect de celui-ci...De mon côté, je n'ai pourtant pas nourri de haine à l'encontre de la France,mon pays, alors pourquoi autant de critiques de ta part ? Tu es à la recherche de ton identité ? J'ai pu comprendre dans ton texte que tu nourrissais un ressentiment par rapport au fait que l'époque de la guerre d'algérie ne soit pas ou ne fût pas durant ta scolarité, assez abordée ou plutôt abordée uniquement du point de vu "colonialiste"...Tu critiques même un peu ton papa parce qu'il n'abordait pas ce thème avec assez de virulence à l'égard des Français...Alors comme ça, la France, ton pays, te détournais de Dieu? Te voilà donc en guerre contre la France...Si ma mémoire est bonne, tu vivais rue de Jupiter près de notre école rue romain-roland à divion...il n'y a aucune rue du 18 mars dans cette ville...N'aurais-tu pas inventé cette rue pour que le caractère ironique de la situation colle à ton récit..Etonnant de la part d'un Docteur et chercheur,pour lequel "théoriquement" l'exactitude des faits relatés doit être le maître-mot...Tu t'es transformé en parangon de la lutte identitaire...

Ton ami

Anonyme a dit…


Un texte parfois lyrique, très bien écrit (trop?) mais quelque peu vide de sens...
Apporter son témoignage est une chose sacrée qui doit être empreinte de sincérité. Y conjuguer une analyse intellectuelle poussée est un exercice difficile. Il faut avoir du recul, connaître physiquement la terre dont on parle, suivre la trace de ses origines, et surtout faire preuve d'humilité. Transmettre sa pensée et apporter son témoignage non pas pour faire un exercice de style brillant dans lequel le sujet joue un rôle mais pour dire simplement qui on est et ce n'est qu'ainsi que la pensée exprimée prend tout son sens.