Ainsi donc, juré-craché, ceux qui appelaient il y a encore quelques heures à éviter les amalgames, sont progressivement et tranquillement en train d’en assurer la production. Vanter l’unité à 13 h, alimenter le rejet social d’une frange du corps social en fin d’après-midi, après des mois d’intense polémisation de l’Islam. Schizophrénie désormais routinière, symbole, parmi tant d’autres, de l’inconsistance morale et politique d’une frange installée, très active et malheureusement influente des élites parlantes.
Ironie étymologique, le mot amalgame est d’origine arabe : « amal al-djamāa » signifie la « fusion » et « l’union charnelle ». Y a-t-il meilleure définition de ce terme, lorsque dans le débat public, il concerne les arabes et les musulmans ? Son mécanisme est simple, il s’agit de fusionner l’élément et l’ensemble, le singulier et le collectif, le tueur et sa religion, un fait-divers et une communauté. L’union est en effet « charnelle », les consciences aliénées : si en chimie l’amalgame avec le mercure a pendant longtemps permis d’extraire de l’or, en politique, à base de confusions insultantes, il tend à produire de l’horreur.
C’est au fond un principe de sanction collective, reposant sur le lien implicite et irréductible qui unit chaque membre de cette entité fantasmée et essentialisée qu’est « l’Islam » (avec toutes ses déclinaisons). Certes, personne n’a le monopole de ce mode de raisonnement qui repose sur la théorie du complot ou sur l’idéologie primaire du « tous les mêmes ». Qu’il s’exprime dans l’intimité de l’entre-soi c’est une chose (non négligeable) mais qu’il résonne dans le champ médiatique c’est autre chose, l’impact n’est pas le même, tout comme la responsabilité des auteurs de ces amalgames. Médias et entre-soi interagissent constamment.
Le premier pilier de « l’amal al-djamāa » dans le contexte français est son caractère global et répété, c’est à dire routinisé. Vous n’avez qu’à allumer vos télévisions, ça déborde, notamment à travers le renvoi très sélectif aux origines et aux croyances.
Le second pilier est ancré dans la conscience d’une frange importante de la population ciblée. Rappelez vous, Anders Behring Breivik se définissait comme « fondamentaliste chrétien » mais fort heureusement, aucun imbécile, aussi omniprésent soit-il dans le champ médiatique, ne s’est lancé dans un procès de l’église catholique et n’a jeté l’opprobre sur l’ensemble de ses fidèles de Norvège ou d’ailleurs. De même, aucun catholique n’était suspendu à son téléviseur en croisant les doigts, espérant que le tueur ne soit pas un « coreligionnaire ». Si à chaque horrible évènement, nous appliquions le même raisonnement, je n’ose même pas imaginer l’état des rapports sociaux entre les différents groupes qui composent difficilement notre société.
Et pourtant, le malaise n’est pas mince chez certains arabes ou musulmans : « on est cuit ! », « c’est mort !», « c’est grillé », combien de fois ai-je entendu cette phrase dans la rue ? Combien de fois cette aliénation symbolique s’est-elle exprimée sur twitter, facebook ou sur des forums, depuis que la piste « islamiste » a été officialisée pour les tueries de Toulouse et de Montauban ?
C’est une chose d’analyser un parcours meurtrier en considérant ses différentes dimensions, notamment idéologique et religieuse, c’est autre chose de statuer sur un groupe social à partir de ce parcours meurtrier. Ce procédé est une escroquerie intellectuelle, une attitude antirépublicaine, mais surtout une démarche politique dangereuse.
J’invite les rois de l’amalgame à méditer l’habile réponse de Mohamed Ali (Cassius Clay), lorsqu’il se rendit sur les décombres du World Trade Center au mois d’octobre 2001 et qu’un « journaliste » zélé et bien formé à « l’amal al-djamāa » lui demanda « comment vous sentez-vous à l’idée que vous partagez avec les suspects arrêtés par le FBI la même foi ? » Il lui répondit « et vous, (…) comment vous sentez-vous à l’idée qu’Hitler partageait la vôtre ? »*. Une inversion des rôles qui dévoilait toute la bêtise du raisonnement.
Ne rêvons pas, cette triste affaire Mérah ne sera pas un électrochoc rassembleur, à l’image de la stratégie du gouvernement norvégien suite aux tueries récentes. Déjà, ici et là, des femmes voilées se font agressées verbalement et même physiquement, certaines mosquées sont sous tension.
Cette affaire se transforme petit à petit en « ressource » politique et électorale, en un vivier dans lequel puisent allégrement tous les bavards médiocres qui galopent d’un magistère médiatique à l’autre. Certains vont n’y voir que le symptôme de la crise sociale et des banlieues, d’autres la preuve que les « arabo-musulmans » sont néfastes pour la société, qu’il faut rétablir la peine de mort, qu’il faut cesser de critiquer l’état d’Israël, que le renseignement français est en échec, que le GIGN est meilleur que le RAID, que la gauche ne sera pas à la hauteur, que l’antisémitisme explose, que l’Islam est trop libre, etc… Et pourtant, cet événement pose de nombreuses questions de fond qui méritent mieux qu’une agitation superficielle tendant à fissurer davantage les fondations symboliques de notre cohésion.
Marwan Mohammed
* Source : Cypel Sylvain, Le Monde, 7 octobre 2001, « Un islam, des islams »
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