« Dans une série d’essais remarquables des années 1940, Hannah Arendt – à partir des travaux de Max Weber et de certaines intuitions fulgurantes de Bernard Lazare – a proposé d’analyser la condition juive en Europe moderne, notamment en Allemagne, comme celle d’un peuple paria. Le concept de « paria », qui désigne à l’origine les plus basses castes en Inde considérées comme « impures » ou « intouchables », a été reformulé, au cours du XIXe siècle, pour désigner en Europe les groupes ou catégories sociales discriminées, exclues, méprisées ou opprimées. Le sociologue Max Weber définissait les Juifs en Europe comme un pariah Gastvolk, un peuple-hôte paria, c’est à dire un groupe héréditaire, dépourvu d’organisation politique autonome, caractérisé par des « privilèges négatifs » associés à un rôle économique particulier ; un peuple paria est donc un peuple-hôte vivant dans un environnement étranger, dont il est séparé rituellement, légalement ou de facto – ce qui correspond, selon Weber, à la situation des juifs en Europe.
Selon Arendt, « le destin des juifs en Europe n’était pas seulement celui d’un peuple opprimé, mais également celui d’un peuple paria, selon la formule de Max Weber. Cette situation sociale de parias en vertu de laquelle, à titre d’individus, ils demeuraient extérieurs à la société, reflétait le statut politique du peuple tout entier. Ainsi les poètes, les écrivains et les artistes juifs ont-ils pu concevoir la figure du paria qui renferme une nouvelle idée de l’homme, extrêmement importante pour l’humanité moderne. »
Hannah Arendt s’est inspirée surtout des écrits de Bernard Lazare, un écrivain anarchiste/sioniste français qui a été le premier à se battre pour la défense du capitaine Dreyfus. Dans son recueil de fragments, Le Fumier de Job (publié après sa mort, en 1928) Lazare décrivait la condition des juifs comme celle d’un peuple paria, qu’il incitait à lutter pour ses droits. Selon Arendt, il a eu le mérite de « mettre à jour la qualité de paria caractéristique de l’existence juive, et il a cherché à concrétiser le droit de cité dans le monde de la politique européenne ». Critique sévère du conformisme dans les rangs juifs, Lazare considérait, écrit Arendt, que « tout paria qui refusait d’être un rebelle était responsable de sa propre oppression et, simultanément, de la souillure qui en rejaillissait sur l’humanité en lui ».
Selon leur réaction à leur condition de parias, les Juifs vont se diviser, écrit Arendt, en deux groupes : les parvenus et les parias conscients. D’une part, la lignée des Juifs enrichis, conformistes et férus de « respectabilité » – depuis Bleichröder, le banquier de Bismarck, jusqu’aux Rothschild ; d’autre part la « tradition cachée » des exclus et persécutés qui se révoltent contre la société : Heinrich Heine, Franz Kafka, Bernard Lazare. Le parvenu typique est un notable de la bourgeoisie juive assimilée, libéral bon teint et souvent méprisant envers les Ostjuden, les immigrés juifs venus du Shtetl polonais ou russe. Le paria conscient est un marginal qui assume sa marginalité, un esprit non-conformiste, qui fait de son exclusion sociale le point archimédien d’une critique radicale de l’ordre établi. Selon Hannah Arendt, la nouvelle couche d’intellectuels juifs, apparue à la fin du XIXe siècle, obligée de trouver son pain quotidien et son auto-respect en dehors de la société juive, est particulièrement exposée (« sans protection ni défense ») à la nouvelle vague de haine anti-juive au tournant du siècle, et c’est en son sein que se développe la « conscience paria » rebelle, opposée à la posture conformiste du parvenu.
Cette hypothèse de Hannah Arendt, qui lui sert comme une grille d’interprétation de l’histoire juive moderne, nous semble tout à fait intéressante, comme point de départ pour étudier la culture juive allemande comme culture paria, « minoritaire ». A une réserve près : Hannah Arendt semble privilégier l’aspect identitaire dans sa définition du « paria conscient » ; à ses yeux le grand mérite de Bernard Lazare, représentant idéal-typique de cette figure, fut d’avoir compris que « le Juif en tant que tel devait devenir un rebelle et se faire le défenseur d’un peuple opprimé, luttant pour conquérir sa liberté, combat qui va de pair avec la libération sociale et nationale de tous les opprimés d’Europe ». C’est à cause de cette approche « identitaire » qu’elle ne cite pas son ami Walter Benjamin, qu’elle admirait beaucoup, parmi les exemples de parias « conscients ». Il nous semble donc préférable de parler de « parias rebelles », une rébellion qui peut prendre des formes nationales – « défense d’un peuple opprimé » – ou universelles, par l’adhésion à des utopies émancipatrices.» (Michael Löwy)
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1 commentaire:
bravo asko!
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