« L'universalité réelle, c'est tout simplement le fait que pour la première fois dans l'histoire, nous vivons dans un seul monde, lequel est immédiatement en communication avec lui-même. En sorte que tous les individus qui le composent, si divergents que soient leurs intérêts, si incompatibles que soient leurs langages, sont au courant de l'existence les uns les autres et se voient, en quelque sorte, quotidiennement, ne serait-ce que sur les écrans de télévision.[...]
Mais quelle est la situation aujourd'hui à cet égard ? C'est une situation tout à fait paradoxale, hautement conflictuelle, pour ne pas dire explosive, au regard précisément de ce critère que je viens d'évoquer. D'une certaine façon, il n'y a plus qu'une seule société mondiale et c'est ce qui suggère aux uns ou aux autres l'idée que la solidarité nationale est en voie de dissolution dans une sorte de solidarité universelle. A la place du journal écrit et publié en français, qu'il soit journal parisien ou journal provincial, ou bien en anglais ou en allemand pour le pays voisin, il y a des satellites de télécommunication et des chaînes de télévision qui couvrent la surface de la terre entière. CNN peut envoyer instantanément les images de la guerre du Golfe dans le dernier petit village du Japon, de la Chine, de l'Italie du sud ou de la pointe de la Bretagne. En ce sens, effectivement, tous les hommes qui constituent l'humanité d'aujourd'hui peuvent se représenter, d'une certaine façon, qu'ils appartiennent à la même espèce. En même temps, c'est ce qui fait le caractère explosif et paradoxal de la situation, l'humanité qui de cette façon est matériellement unifiée pour la première fois de son histoire par les moyens de communication - et aussi, il faut bien le dire, par d'autres techniques qui ne sont pas toutes pacifiques -, est une humanité profondément divisée avec elle-même. C'est une humanité dans laquelle la hiérarchisation des hommes atteint des proportions que probablement aucune société particulière du passé n'avait exhibées de la même façon.
Que voyons-nous en effet sur les écrans de télévision ? Nous voyons d'autres hommes qui ont la peau cuivrée au lieu d'avoir la peau blanche, qui ont les cheveux crépus au lieu d'avoir les cheveux lisses, etc. C'est à dire que nous «voyons» - comme au spectacle - l'espèce humaine dans sa totalité. Mais nous voyons en même temps des conditions de vie absolument incommensurables, nous voyons qu'il y a quasiment un fossé d'espèce entre l'homme qui vit aujourd'hui dans un village dévasté par la guerre et les catastrophes naturelles du centre de l'Afrique ou de l'Asie du sud-est, et celui qui vit dans une métropole du nord-ouest, tant en Europe qu'en Amérique du Nord et en Extrême-Orient. Et pour une bonne partie de l'humanité, la question angoissante est justement de savoir si elle appartient à l'une ou à l'autre de ces deux catégories; ou à l'une des nombreuses catégories intermédiaires.
Jamais, par conséquent, l'humanité n'a été plus unifiée et d'un autre côté, jamais elle n'a été aussi profondément clivée par des rapports de domination et d'inégalité. C'est pourquoi il est extrêmement difficile de se représenter ou de forger de nouvelles utopies universalistes. Parce que l'idée de conquérir le monde ou d'unifier le monde est une idée qui a perdu sa signification libératrice. C'est déjà fait : l'universalité existe déjà. C'est pourquoi je parle d' universalité réelle. Et d'un autre côté, il est plus évident et plus nécessaire que jamais de formuler l'exigence de non-discrimination ou d'égalité, donc l'idée d'un droit à la politique. Mais le droit à la politique, cela commence par le droit à l'expression, à défendre en personne ses propres intérêts : le problème est à l'ordre du jour du monde dans lequel nous vivons.» (Etienne Balibar)
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