Les identités prédatrices



« Je qualifie de prédatrices ces identités dont la construction et la mobilisation sociales exigent l'extinction d'autres catégories sociales proches, considérées comme des menaces pour l'existence d'un certain groupe défini comme un « nous ».

Les identités prédatrices émergent périodiquement de paires d’identités – et parfois d’ensembles supérieurs à deux – ayant une longue histoire de contacts proches, de mélanges, et d’un certain degré de stéréotypage mutuel. Cette histoire a pu se ponctuée ou non de violences occasionnelles, mais elle implique toujours un certain niveau d’identification par contraste.

L’un des éléments de ces paires d’identité devient souvent prédateur en se mobilisant et en se concevant comme une majorité menacée. Ce type de mobilisation est le mouvement clé qui transforme une identité sociale bienveillante en une identité prédatrice.

La transformation d’un ethnos en une nation moderne sert souvent le fondement à l’émergence d’identités prédatrices affirmant que leur propre survie dépend de l’extinction d’une autre collectivité. Les identités prédatrices sont presque toujours des identités majoritaires, fondées sur l’affirmation d’une majorité menacée et parlant en son nom. En fait, dans bien des cas, il s’agit de prétention de majorités culturelles cherchant à être exclusivement ou exhaustivement liées à l’identité de la nation.

Ces prétentions sont parfois formulées en terme de majorités religieuses, linguistiques, raciales ou d’autres sortes. Le discours de ces majorités mobilisées contient souvent l’idée qu’elles sont en danger de devenir elles-mêmes des minorités à moins qu’une autre ne disparaisse, ce qui explique que ces groupes prédateurs aient souvent recours à des arguments pseudo-démographiques sur le taux de natalité galopant chez leur ennemi de la minorité cible. Les identités prédatrices surgissent donc dans ces circonstances où les majorités et les minorités peuvent plausiblement être perçues comme en danger d’échanger leurs places.

Les identités prédatrices émergent dans la tension entre identités majoritaires et identités nationales. Une identité peut être qualifiée de majoritaire non pas simplement quand elle est invoquée par le groupe objectivement le plus important dans un État quelconque, mais quand elle s'efforce d'annuler tout écart entre la majorité et la pureté du tout national. C'est un aspect crucial des conditions dans lesquelles les identités deviennent prédatrices.

Les identités majoritaires qui parviennent à mobiliser l'angoisse d'incomplétude sur leur souveraineté peuvent devenir prédatrices. L'incomplétude prise en ce sens ne concerne pas simplement le contrôle effectif ou la souveraineté pratique, mais aussi, et d'abord, la pureté et sa relation à l'identité (…).
Les ingrédient historiques de cette transformation semblent être les suivants : la capture de l’Etat par des partis ou d’autres groupes ayant misé politiquement sur une idéologie nationaliste racialisée ; la disposition d’instruments et de techniques de recensement qui encouragent les communautés énumérées à devenir des normes pour l’idée de communautés elle-même ; une sensation de décalage entre les frontières politiques et des populations communautaires qui redonnent vie à une famille ethnique politiquement abandonnée ; et une campagne de peur à l’intention des majorités numériques, qui les persuadent qu’elles sont en danger d’être détruites par les minorités… »

[Arjun Appadurai, Géographie de la colère]

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