De l' « intellectuel indigène », hommage à Frantz Fanon
« Si j’ai tant cité Fanon, c’est parce qu’il exprime en termes plus tranchés et décisifs que tout autre un immense basculement culturel, du terrain de l’indépendance nationale au champ théorique de la libération. Basculement qui a essentiellement lieu là où l’impérialisme s’attarde en Afrique après que la plupart des Etats coloniaux ont obtenu l’indépendance. Disons en Algérie et en Guinée-Bissau. Quoi qu'il en soit, Fanon est inintelligible si l’on ne voit pas que son œuvre est une réaction à des constructions théoriques produites par la culture du capitalisme occidental tardif, reçue par l’intellectuel indigène du tiers monde comme une culture d’oppression et d’asservissement colonial. Toute l’œuvre de Fanon est un effort pour surmonter les limites invétérées de ces constructions théoriques par un acte de volonté politique, de les retourner contre leur auteur, afin de pouvoir, selon l'expression qu'il emprunte à Césaire, inventer des âmes nouvelles. Avec une grande perspicacité, Fanon lie la conquête de l'Histoire par le colon au mode de vérité de l'impérialisme, auquel préside les grands mythes de la culture occidentale. Le colon fait l'histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le commencement absolu : « Cette terre, c'est nous qui l'avons faite ». Il est la cause continuée : « Si nous partons, tout est perdu, cette terre retournera au Moyen Age ». En face de lui, des êtres engourdis, travaillés de l'intérieur par la fièvre et les « coutumes ancestrales », constituent un cadre quasi minéral au dynamisme novateur du mercantilisme colonial. Comme Freud fouillait les soubassements de l'édifice de la raison occidentale, comme Marx et Nietzsche réinterprétaient les données réifiées de la société bourgeoise en montrant l'élément primitif mais productif de la domination et de l’accumulation, Fanon lit l'humanisme occidental en transférant physiquement l'imposant bloc cyclopéen du « socle gréco-latin » dans la zone engagée par le colonialisme, où « cette sentinelle factice est pulvérisée ». Juxtaposé à son avilissement quotidien, par les colons européens, l'humanisme occidental ne peut survivre. Dans l'éloquence subversive de l'écriture de Fanon, un esprit très conscient répète délibérément, et ironiquement, la tactique de la culture qui a son sens l'a opprimé. La différence entre Freud, Marx, Nietzsche et l' « intellectuel indigène » de Fanon, c'est que ce penseur colonial tardif situe ses prédécesseurs géographiquement – ils sont d'Occident – pour mieux libérer leurs énergies de la matrice culturelle répressive qui les a produite. En les percevant contradictoirement comme interne au système colonial et potentiellement en guerre contre lui, Fanon clôt le chapitre contre l'Empire et annonce une ère nouvelle...».
[Edward Saïd, Culture et impérialisme]
Les Damnés de la Terre (en PDF)
Publié par Le Bougnoulosophe à 7/29/2011
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