L’Amérique fait mine d’être prise de court par la violence des récentes émeutes de Los Angeles et par l’immense colère exprimée, à cette occasion, non seulement par les Africains-Américains, mais aussi par d’autres minorités (hispanique, asiatique). Obnubilée par l’image somme toute rassurante qui lui renvoyait la figure apaisante de Martin Luther King (qu’elle n’hésita pas en son temps à assassiner), elle a choisi, au cours des vingt dernières années, de se désintéresser du travail culturel qui se déroulait dans les ghettos, mais dont l’impact politique déborde désormais largement les seuls milieux noirs. Car, c’est l’un des paradoxes de ce pays, une minorité de la population, pratiquement déchue, est à l’origine d’innovations décisives dans le champ culturel, sportif et artistique. Elle parvient ainsi à exercer une influence disproportionnée par rapport à ses moyens économiques et matériels réels et par rapport à son poids politique objectif.
Pour comprendre la profondeur de l’enracinement du nouveau radicalisme culturel dans les mentalités populaires, il importe de bien noter ce qui le distingue des autres courants culturels au sein des communautés noires et la façon dont il se définit par rapport aux grandes luttes sociales et politiques contemporaines. Il se démarque surtout du buppie (black upwardly mobile professionals), ce courant ambitieux qui, au cours des années qui ont suivi la déségrégation (1965), s’est montré déterminé à recueillir les fruits de l’intégration par tous les moyens. C’est en effet dans cette tendance que l’on retrouve les grands noms de l’élite médiatique noire (Bill Cosby, Michael Jackson, Prince, Oprah Winfrey, Eddie Murphie) ainsi que ceux du sport (Michael Jordan, « Magic » Johnson, Carl Lewis). Ces artistes et figures culturelles ont été cooptés au sein du système dominant et exercent désormais un contrôle financier presque total sur leur produit, même si les canaux de sa distribution leur échappent encore.
La logique de la cooptation s’est étendue à d’autres domaines. Il en a été ainsi sur le plan politique où, souvent grâce à des coalitions multiraciales, des maires noirs ont été élus à la tête de quelques villes importantes (M. David Dinkins à New-York, M. Coleman Young à Detroit, M. Andrew Young, puis M. Maynard Jackson à Atlanta, M. Tom Bradley à Los Angeles, M. Wilson Goode à Philadelphie). Il en a été de même sur les plans académique et intellectuel, une élite universitaire noire prenant, de plus en plus, sa place au sein d’institutions autrefois exclusivement contrôlées par les Blancs, notamment dans les disciplines du droit et de la théorie sociale en général (cas de MM. Henry Louis Gates Jr et Orlando Patterson à Harvard, M. Stephen Carter à Yale, et des intellectuels africains-américains réunis autour de la revue Reconstruction (1).
Bien que soumise elle-même à des formes subtiles de racisme et de discrimination, cette élite cooptée conçoit définitivement son avenir à l’intérieur du système et tente d’échapper aux définitions classiques du Noir en insistant sur les fondements multiculturels de la nation américaine. Politiquement, ses débats s’inscrivent dans la problématique des droits civiques et des avantages et inconvénients des politiques antidiscriminatoires (affirmative action) (2). C’est aussi dans ces milieux que l’on trouve l’essentiel des néo-conservateurs noirs, dont M. Clarence Thomas, juge à la Cour suprême, est le prototype.
Les principaux bataillons du nouveau radicalisme noir se recrutent bien entendu ailleurs, dans la mouvance dite B-boy. Ses deux principaux supports sont la musique et le film, le langage visuel, imagé et le langage oral. Pur produit du ghetto, cette mouvance combine à merveille les éléments les plus explosifs de la pauvreté urbaine, du savoir de la rue (street knowledge) et un immense potentiel de colère qui, jusqu’à présent, n’a été ni annexé ni exploité politiquement par aucune force institutionnelle classique. Sa forme musicale la plus connue est le rap (to rap signifiant « débiter, frapper, cogner, remettre à sa place »). C’est autour de 1979 que les médias dominants ont « découvert » cette forme d’art faite de dialogues de rue rapides, scandés et fortement rythmés. C’était l’époque où les graffitis couvraient les murs des grandes villes et où la break dance avait encore pavillon sur le trottoir. Il faudra cependant attendre l’année 1982 et la mise sur le marché du disque du groupe Grandmaster Flash & The Furious Five intitulé Le Message pour qu’apparaissent les premiers rappeurs explicitement politiques.
Affirmer son identité
Dès lors, la nébuleuse rap ne cessera de monter en puissance. Elle voguera, volontiers, sur des événements parallèles sur le plan politique et les glissements intervenus au sein de la culture du ghetto. Ainsi, par exemple, les deux candidatures de M. Jesse Jackson à l’investiture du Parti démocrate en 1984 et en 1988 serviront d’aiguillon dans l’éveil politique de la génération rap. Il en sera de même, en 1983, de la campagne électorale, aux allures de croisade, qui verra l’arrivée de M. Harold Washington à la tête de la mairie de Chicago, puis, en 1984, des grandes campagnes pour le boycottage et l’imposition de sanctions contre l’Afrique du Sud.
De nombreux incidents à coloration raciste — et l’incapacité du système judiciaire à les sanctionner — contribueront à la radicalisation de cette génération et à l’émergence de nouveaux leaders (souvent de quartier) plus ou moins en rupture avec l’establishment politique noir traditionnel, accusé d’être en collusion avec un système où le droit d’aller voter ne semble pas garantir le changement, et dont les structures racistes n’ont pas fondamentalement changé malgré la déségrégation formelle. C’est le cas à New-York lorsqu’en 1986 un jeune noir est tué au terme d’une véritable chasse à l’homme par une bande de voyous blancs à Howard Beach ; ou plus tard lorsque, durant l’été 1989, Yusuf Hawkins est abattu dans le quartier italien de Bensonhurst. Les noms d’Al Sharpton, C. Vernon Mason et Alton Maddox appartiennent à cette période.
La puissance d’appel du rap s’explique aussi parce qu’au cours des dix dernières années, des courants influents se sont développés sur le plan intellectuel. Ils étaient, pour la plupart, animés par de nouveaux intermédiaires culturels, soucieux non pas tant d’articuler l’angoisse qui montait des ghettos que de participer au débat académique à partir de positions non occidentales. Ainsi en est-il de ce qu’il est convenu de désigner d’« afrocentricité » (3). Ce courant, prédominant dans les départements d’études afro-américaines (black studies), se propose de repenser la question de l’identité africaine et de l’apport des Noirs à l’histoire universelle en marge des visions européocentriques qui l’ont, longtemps, occultée. Cette reprise critique s’appuie, entre autres, sur la thèse de l’origine africaine de la civilisation égyptienne et sur le fait que la civilisation grecque a elle-même emprunté à l’Egypte la plupart des éléments qui ont fait sa grandeur (4). Il est difficile de saisir l’impact politique de ces débats si on ne tient pas compte du fait qu’ils ont une influence directe sur la définition même de la nation américaine et de la place respective de ses composantes culturelles.
Au début des années 80, la nébuleuse rap bénéficiera également d’un regain de créativité dans la production des signes urbains et des symboles identitaires. A cet égard, on note, par exemple, à partir de 1987, la prolifération de jeeps et autres voitures roulant à tombeau ouvert, la musique diffusée grâce à de puissants haut-parleurs (jeeps with booming systems). Des T-shirts bardés de slogans tels que « Black by popular demand » (Noir sur demande populaire) ou encore « It’s a black thing you wouldn’t understand » (C’est un machin noir, tu ne saurais comprendre) essaiment à partir des universités noires. Le fameux slogan « No justice, no peace » (Pas de paix sans justice) « découvert » par la grande presse après les émeutes de Los Angeles date, lui aussi, de cette période.
Le message du rap
Parallèlement s’accélère la redécouverte de Malcolm X. Dès 1986, on peut voir des gamins lisant son autobiographie dans le métro de New-York ou dans les lieux publics. Les écrits d’Elijah Muhammad, notamment son Message to the Black Man (Message à l’homme noir) connaissent eux aussi un regain de faveur, tandis que le leader musulman Louis Farrakan est de plus en plus invité, par des organisations étudiantes noires, à prendre la parole sur les campus. Désormais, la relation avec l’héritage des années 60 passe non plus par la figure de Martin Luther King, mais par celle des héros de l’insoumission bannis de la mémoire publique des Etats-Unis (Malcolm X, les Black Panthers). La plupart de leurs idées concernant l’autodéfense, l’émancipation économique, la redécouverte de soi et de son identité culturelle font écho au sentiment selon lequel la race noire serait soumise à un génocide et qu’elle devrait, selon les mots de Malcolm X, se défendre « par tous les moyens » (by all means necessary).
Ces thèmes sont repris et popularisés dans la musique, la plupart des disques se vendant à des millions d’exemplaires. Ainsi, lorsque le groupe Public Enemy (Ennemi public) lance Bring the Noise en 1986, le disque s’ouvre avec la voix de Malcolm X déclarant : « Trop noir, trop fort ». Le même groupe se fera remarquer plus tard avec deux autres tubes : It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back et Welcome to the Terrordome. KRS-One attaque de front la justice criminelle américaine dans son tube de 1987 intitulé By All Means Necessary. Quant au groupe Niggaz With Attitude, il dénonce le délabrement des villes et les brutalités policières dans Fuck the Police. La structure familiale elle-même n’échappe pas à la critique. La plupart des jeunes adolescents noirs des ghettos n’ont simplement jamais fait l’expérience de la famille représentée dans les séries rassurantes de Bill Cosby. Et c’est ce que rappelle, par exemple, le groupe MAAD dans Fuck Daddy. Dans cette production musicale, une place importante est faite à la vie en prison, à la vie quotidienne dans la rue, dans les souterrains de la drogue et de la cocaïne. Le groupe Mad Mutherfuckin’Congatas décrit ainsi, avec candeur et brutale honnêteté, comment « vivre durement et mourir durement » constituent le lot quotidien des jeunes du ghetto. Quant à Niggaz4life, il n’hésite pas à affirmer : « Les nègres savent comment mourir/Les nègres ne savent rien d’autre que mourir/Les nègres rêvent de mourir (5). »
Lorsqu’il s’agit de thèmes sexuels ou liés à la drogue, on fait sauter le langage puritain et conventionnel. La liberté de création s’exprime dès lors à travers l’utilisation des graphiques, l’excès de profanité, les récits de sang, de violence et de crime. C’est par exemple le cas avec Puff the Buddah ou encore des tubes du groupe Niggaz With Attitude tels que I’d Rather Fuck ou, Findum, Fuckum and Flee, She Swallowed it, Just don’t Bite It ou One Less Bitch. Pourquoi ce retour à l’appellation « nègre » (nigga) ? « Parce que chaque fois que je roule, ils jurent par tous les dieux que c’est volé. Ils m’obligent à coller ma face par terre en face d’une résidence. Un million d’enculés de Blancs sur mon dos. Comme si j’avais assassiné le président », répond un des membres du groupe Niggaz With Attitude.
C’est cette même réalité qui nourrit la production cinématographique d’artistes tels que Spike Lee, Van Peeble, John Singleton, Matty Rich (6). Les récits évoqués plus haut y cohabitent avec d’autres sur la violence dans les ghettos, le processus d’autodestruction, sur la sexualité, les formes nouvelles de la mentalité phallocratique et, par-dessus tout, la brutalité de la police et la disqualification du système américain. La grande affaire du rap et du nouveau cinéma noir, c’est de créer des héros directement issus du ghetto pour le ghetto (stars for the ghetto and of the ghetto). Mais, à la vérité, l’influence du hip hop s’étend désormais à presque toutes les composantes de la culture noire américaine. C’est notamment le cas dans le domaine du langage quotidien, et il n’est pas exagéré d’affirmer qu’à côté de l’américain conventionnel s’est développé, depuis la période de l’esclavage, une langue parallèle, avec ses tournures et ses expressions, ses constructions grammaticales, ses intonations, ses jurons et sa façon de nommer les gens, les objets et les choses. Cette langue est largement incompréhensible pour les Américains d’origine européenne et absente des moyens de communication dominants. C’est elle qui est reprise dans le rap et enrichie de façon à poser, à partir d’un contexte nouveau, le vieux problème de l’émancipation noire dans une société aux structures de pouvoir et d’enrichissement demeurés, pour l’essentiel, racistes. C’est aussi le cas dans les domaines de l’habillement, de la coiffure, de la peinture, de la danse et du théâtre.
Les nouveaux « intellectuels » qui articulent ces discours se définissent eux-mêmes comme d’« authentiques nègres » (real niggaz). Mêlant colère et sarcasme, ils ne sont pas à l’abri d’un nihilisme néomatérialiste et consumériste dont le système capitaliste peut, au demeurant, s’accommoder.
Achille Mbembe
(1) Lire, par exemple, Henry Louis Gates Jr, The Signifying Monkey : A Theory of African-American Literary Criticism, Oxford, Oxford University Press, 1989.
(2) Cf.Stephen Carter, Reflections of an Affirmative Action Baby, 1991, et Le débat dans Reconstruction, vol. 1, n° 4, 1992, pp. 114-127.
(3) Voir Molefi Kete Asante, Afrocentricity, Chicago, African World Press, 1980.
(4) Cheick Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres, Paris, Présence africaine, 1971.
(5) Voir The Art Forum, vol. 2, n° 4, 1991.
(6) Lire Spike Lee, Henry Louis Gates Jr, « Rap on Race, Politics, and Black Cinema », Transition, n° 52, 1991, pp. 176-204.
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