Le secrétaire général de l'UMP et le président de la République l'ont annoncé, nous allons avoir droit à un nouveau débat sur l'islam en France. Si l'on se fie aux calamiteux précédents de l'identité nationale et de la burqa, nous pouvons encore une fois nous préparer à devenir la cible des préjugés anti-musulmans les plus primaires exprimés sans aucune retenue par une certaine frange de nos compatriotes, des couches populaires aux intellectuels et aux cercles dirigeants. Ce rejet pathologique de tout ce qui a trait à l'islam que l'on appelle fort justement islamophobie, vise indistinctement toute personne perçue comme musulmane, qu'elle soit croyante, agnostique ou athée, ce qui doit nous amener à repenser la figure du "musulman" exactement comme l'antisémitisme des dix-neuvième et vingtième siècles, avait amené Jean-Paul Sartre à redéfinir celle du "juif". En 1944 le philosophe existentialiste écrivait : "C'est l'antisémite qui fait le juif." En 2011, on peut énoncer : "C'est l'islamophobe qui fait le musulman."
Car dans la France contemporaine, qu'est-ce qui unit le pieux ouvrier à la retraite algérien, le réalisateur athée franco-mauritanien que je suis, l'employée de banque peule soufie de Mantes-la-jolie, l'éducatrice bourguignonne convertie à l'islam et l'infirmier agnostique qui n'a jamais mis les pieds à Oujda d'où viennent ses grand-parents ? Qu'est-ce qui peut bien nous rassembler sinon le fait de vivre au sein d'une société qui nous tient pour musulmans ? Et qui nous rappelle chaque jour – lors des conversations à la machine à café, des flashs d'info, de la lecture des magazines – que nous portons une part de responsabilité dans des phénomènes aussi fondamentaux pour l'avenir de la nation que la burqa ou la prière dans la rue. C'est potentiellement de notre faute si le pacte républicain est mis à mal. Si l'identité de la France est en danger. Et accessoirement si les fillettes afghanes ne vont pas à l'école ou s'il est interdit de bâtir des églises en Arabie saoudite… Tout cela parce que nous sommes porteurs d'un faciès et/ou d'un nom "visiblement" musulman, ou, pire encore, car nous avons eu l'idée saugrenue de nous convertir à l'islam.
Bien sûr, il nous est loisible de feindre l'indifférence, de nous présenter comme des Français, laïques et républicains, amoureux exclusifs de nos terroirs et de nos territoires. Mais combien de temps pouvons-nous sérieusement tenir cette position volontariste alors que nous sommes à tout moment renvoyés à cette identité de Musulmans ? (Et j'écris ce mot avec un M majuscule car il s'agit bien ici d'une catégorie identitaire d'un nouveau type, constituée par le regard de la société indépendamment du rapport à la religion de chacun de ses membres.)
La place de l'autre
Dans ses Réflexions sur la question juive, Sartre fait la distinction entre ce qu'il appelle les Juifs "authentiques" et "inauthentiques". Les Juifs authentiques sont ceux qui prennent en compte le regard de la société sur eux, les inauthentiques, ceux qui font comme s'il ne les affectait pas. En tant que Musulmans de France et d'Occident, nous sommes aujourd'hui placés devant ce même choix existentiel entre l'authenticité et l'inauthenticité. Un choix qui n'a rien à voir avec l'appartenance religieuse, le rapport à l'histoire ou les références culturelles de chacun. Il s'agit juste, pour enfin reprendre possession de nos existences diminuées, de penser et d'agir, non pas, comme on nous l'intime, en nous coulant dans le moule d'une pseudo-universalité républicaine qui n'est plus maintenant qu'un mensonge usé jusqu'à la corde, mais bien à partir de la place qui est réellement la nôtre. Cette place du Musulman a pu être au cours de l'histoire celle du Protestant, du Juif, du Noir ou du Rom. C'est tout simplement la place de l'Autre, celui par rapport auquel la société majoritaire tente de se définir. Celui qui la fait vaciller dans son identité lorsque la différence semble sur le point de s'évanouir.
Être un Musulman "authentique", en France aujourd'hui, ce n'est rien d'autre que cela : assumer cette place paradoxale de l'Autre en-dedans. Et à partir de là, affronter le regard qui nous aliène. Le combattre, ce regard provenant des secteurs de la société les plus réfractaires à son évolution, en prenant appui sur ce qui est devenu notre vécu quotidien. Car, croyants et incroyants, attachés aux cultures "d'origines" ou pas, tous nous savons ce que c'est d'être Musulman en France. Et nous n'en pouvons plus d'être insultés chaque jour par ceux qui nous gouvernent, nous refusons que des journalistes en manque de sensations, des polémistes à la pensée malsaine, et des politiciens manipulateurs se servent de nous pour obtenir audience, renommée et suffrages. Nous ne voulons plus entendre de doctes commentateurs dire à notre place ce que nous vivons, éprouvons et pensons.
Cette place de Musulmans qui nous est assignée, il ne nous reste plus qu'à l'occuper pleinement et en conscience. Et à partir de là, à entreprendre de "nous" libérer, donc de "vous" libérer. Tout comme l'ont fait avant nous les Noirs américains, les femmes du monde entier, les homosexuels. Tout comme le feront après nous toutes les catégories de population forcées par une société aliénée à vivre une citoyenneté incomplète et sous surveillance.
Karim Miské
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