L'Europe a-t-elle des racines chrétiennes ?

« Où a-t-on jamais vu qu’en ses divers domaines, dans ses différents milieux sociaux, en ses diverses activités et pensées, une civilisation, une société, cette réalité hétérogène, contradictoire, polymorphe, polychrome, ait quelque part des « assises », des « racines » ? Que ces racines résident dans une de ses nombreuses composantes, la religion ?

Racines auxquelles elle serait restée attachée à travers un tourbillon d’agitations matérielles et morales, tout au long de vingt siècles ? La religion est seulement un des traits physionomiques d’une société, trait élu autrefois comme caractéristique de celle-ci ; à notre époque désacralisée, on élit plutôt le rapport de cette société à l’Etat de droit.

Une religion est une des composantes d’une civilisation, elle n’en est pas la matrice, même si elle a pu quelque temps lui servir de désignation conventionnelle, être son nom de famille : « la civilisation chrétienne ». […].

On ne peut pas non plus, comme le faisait Paul Valéry, attribuer au christianisme le mérite de l’individualisme ou de l’universalisme.

Ainsi, l’individualisme serait-il censé être catholique parce que chaque âme a une valeur infinie et que le Seigneur veille sur elles une par une ? Oui, pour vérifier si elles sont humbles et soumises à sa Loi. Et que veut dire individualisme ? Une attention attachée par un individu à sa personne, comme exemplifiant la condition humaine ? Une priorité ontologique ou encore une priorité éthique de l’individu sur la collectivité ou sur l’Etat ? Un non-conformisme, un dédain des normes communes ? La volonté de se réaliser plutôt que de rester à son rang ?

Le catholicisme est étranger à ceci comme à cela. […] Si la liberté est le noyau de l’individualisme, alors celle-ci serait-elle chrétienne parce qu’il n’est méritoire d’obéir à la Loi chrétienne que si on obéit librement ? Peut-être, mais on n’est pas libre de ne pas y obéir, et cette prétendue liberté n’est qu’autonomie dans l’obéissance à l’Eglise et à ses dogmes.

Le mot d’universalisme est non moins trompeur ; parler d’une religion exclusive et prosélyte serait plus juste : le christianisme est ouvert à l’univers et se dit le seul vrai. [Mais] les penseurs païens étaient [aussi] universalistes car ils s’exprimaient en philosophes : tous, Grecs et Barbares, libres et esclaves, hommes et femmes avaient également accès à la vérité et à la sagesse ; les capacités humaines étaient virtuellement les mêmes chez tous les hommes.

Saint Paul, en revanche, est un sergent recruteur : il engage tout le monde à entrer dans une Eglise qui est ouverte à tous et se referme sur eux […] Le paganisme aussi était ouvert à tous mais moins exclusif : tout étranger pouvait adorer un dieu grec et n’était pas damné s’il ne l’adorait pas. […]

S’il fallait absolument nous trouver des pères spirituels, notre modernité pourrait nommer Kant ou Spinoza ; quand celui-ci écrit dans l’Ethique que « porter secours à ceux qui en ont besoin dépasse largement les forces et l’intérêt des particuliers ; le soin des pauvres s’impose donc à la société tout entière et concerne l’intérêt commun », il est plus proche de nous que de l’Evangile. […]

Ce n’est pas le christianisme qui est à la racine de l’Europe, c’est l’Europe actuelle qui inspire le christianisme ou certaines de ses versions. […] Aussi bien la morale que pratiquent aujourd’hui la plupart des chrétiens ne se distingue-t-elle pas de la morale sociale de notre époque... » (Paul Veyne)

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