Racines auxquelles elle serait restée attachée à travers un tourbillon d’agitations matérielles et morales, tout au long de vingt siècles ? La religion est seulement un des traits physionomiques d’une société, trait élu autrefois comme caractéristique de celle-ci ; à notre époque désacralisée, on élit plutôt le rapport de cette société à l’Etat de droit.
Une religion est une des composantes d’une civilisation, elle n’en est pas la matrice, même si elle a pu quelque temps lui servir de désignation conventionnelle, être son nom de famille : « la civilisation chrétienne ». […].
On ne peut pas non plus, comme le faisait Paul Valéry, attribuer au christianisme le mérite de l’individualisme ou de l’universalisme.
Ainsi, l’individualisme serait-il censé être catholique parce que chaque âme a une valeur infinie et que le Seigneur veille sur elles une par une ? Oui, pour vérifier si elles sont humbles et soumises à sa Loi. Et que veut dire individualisme ? Une attention attachée par un individu à sa personne, comme exemplifiant la condition humaine ? Une priorité ontologique ou encore une priorité éthique de l’individu sur la collectivité ou sur l’Etat ? Un non-conformisme, un dédain des normes communes ? La volonté de se réaliser plutôt que de rester à son rang ?
Le catholicisme est étranger à ceci comme à cela. […] Si la liberté est le noyau de l’individualisme, alors celle-ci serait-elle chrétienne parce qu’il n’est méritoire d’obéir à la Loi chrétienne que si on obéit librement ? Peut-être, mais on n’est pas libre de ne pas y obéir, et cette prétendue liberté n’est qu’autonomie dans l’obéissance à l’Eglise et à ses dogmes.
Le mot d’universalisme est non moins trompeur ; parler d’une religion exclusive et prosélyte serait plus juste : le christianisme est ouvert à l’univers et se dit le seul vrai. [Mais] les penseurs païens étaient [aussi] universalistes car ils s’exprimaient en philosophes : tous, Grecs et Barbares, libres et esclaves, hommes et femmes avaient également accès à la vérité et à la sagesse ; les capacités humaines étaient virtuellement les mêmes chez tous les hommes.
Saint Paul, en revanche, est un sergent recruteur : il engage tout le monde à entrer dans une Eglise qui est ouverte à tous et se referme sur eux […] Le paganisme aussi était ouvert à tous mais moins exclusif : tout étranger pouvait adorer un dieu grec et n’était pas damné s’il ne l’adorait pas. […]
S’il fallait absolument nous trouver des pères spirituels, notre modernité pourrait nommer Kant ou Spinoza ; quand celui-ci écrit dans l’Ethique que « porter secours à ceux qui en ont besoin dépasse largement les forces et l’intérêt des particuliers ; le soin des pauvres s’impose donc à la société tout entière et concerne l’intérêt commun », il est plus proche de nous que de l’Evangile. […]
Ce n’est pas le christianisme qui est à la racine de l’Europe, c’est l’Europe actuelle qui inspire le christianisme ou certaines de ses versions. […] Aussi bien la morale que pratiquent aujourd’hui la plupart des chrétiens ne se distingue-t-elle pas de la morale sociale de notre époque... » (Paul Veyne)
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