Le journaliste Eric Zemmour s’est taillé une belle réputation médiatique en affirmant (entre autres) que « Les Français issus de l'immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes » ; ce qui lui a valu d’être condamné par la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris.
Les arguments développés par Zemmour pour sa défense (Cf. Libération du 11/1/2011) peuvent être synthétisés ainsi :
1. Je dis des vérités (des « réalités ») que le lobby antiraciste refuse d’admettre. (« Mes propos sont brutaux, mais la réalité est brutale », « la réalité n’existe pas pour ces Messieurs », etc ).
2. Si je suis inculpé, c’est parce que je suis victime de ce lobby. Il est tellement puissant que les Français n’osent plus dire ce qu’ils pensent.
3. Je continuerai mon combat car je parle au nom des Français brimés et je défends la liberté d’expression gravement menacée aujourd’hui par le « politiquement correct »
La croisade de Zemmour est fortement soutenue par une partie de l’UMP. Le député Jacques Myard l’approuve car il pense lui aussi qu’il « faut appeler un chat un chat et (faire) cesser l'hypocrisie ». La députée villiériste, Véronique Besse, s’inquiète pour sa part « que la France ne soit plus aujourd'hui le pays de la liberté d'expression, mais celui de la surveillance généralisée de la pensée». Une trentaine de députés de droite (dont Marc Le Fur, vice-président de l'Assemblée nationale) se sont même regroupés au sein d’un « Collectif parlementaire pour la liberté d'expression » pour soutenir Zemmour. Ils s’insurgent qu’on puisse vouloir « faire taire un journaliste qui exprime une opinion, qu'elle soit vraie ou non, parce qu'elle dérange». Selon eux, ce procès « en dit long sur la dérive qui conduit à bâillonner la liberté d'expression par les tyranneaux de la pensée unique de l'antiracisme ».
Contrairement à ce qu’affirment ces élus, ce genre de polémiques n’a rien de nouveau. La rhétorique (entendue comme l’art de la persuasion) de Zemmour rappelle irrésistiblement celle qu’Edouard Drumont, le fondateur de l’antisémitisme moderne en France, a inventée dès les années 1880 (même si son style est beaucoup moins violent et moins insultant que celui de Drumont). Cette rhétorique est à mes yeux une perversion des principes démocratiques. Ce n’est pas par hasard si La France Juive (le livre qui a rendu Drumont célèbre) est paru cinq ans seulement après la loi de 1881 sur la liberté de la presse, à un moment où apparaissent les premiers journaux de masse, dictés par la loi du profit et de la concurrence, à un moment où s’impose aussi ce qu’on appelle depuis cette époque : « l’actualité ».
Journaliste obscur de la presse catholique, Drumont a trouvé dans ce livre la recette miracle permettant d’acquérir de l’audience : faire scandale en surfant sur les évidences du « sens commun » (ce que tout le monde sait parce que les journaux, et aujourd’hui la télévision, en ont parlé) pour servir la soupe aux dominants, tout en se présentant comme une victime. Le thème de l’immigration est un sujet en or pour tous ceux qui poursuivent ce genre d’objectif. Dans les années 1880, l’ennemi n’est pas le terroriste islamiste mais l’espion allemand et le clivage gauche/droite prend la forme d’un combat entre les républicains laïques et les conservateurs catholiques. Drumont construit son discours antisémite en établissant une équivalence entre juifs et Allemands, ce qui permet de fabriquer une nouvelle figure de l’ennemi. Les juifs ont pris le pouvoir dans les banques (Rotschild) et ruinent notre économie. Espions, criminels, anarchistes, ils sapent nos institutions pour nous livrer pieds et poings liés aux Allemands. Mais comme ils sont partout, on ne peut plus les critiquer sans se faire condamner par le « lobby juif ». Les vrais Français, victimes de leurs méfaits, n’osent plus se plaindre. C’est pourquoi ajoute Drumont, aujourd’hui « nous sommes dans l’obligation de nous défendre ». Traîné lui aussi en justice par ses adversaires, Drumont y voit la preuve qu’il est persécuté par les juifs parce qu’il dit des vérités qui dérangent. « Insulté, diffamé » (…) Ma mission de sociologue est de vous montrer (les faits) tels qu’ils sont ».
Les preuves que brandit Drumont sont du même type que celles de Zemmour. Les premières sont empruntées à la rubrique des faits divers jugés « significatifs ». Chaque fois qu’un juif (ou un individu présenté comme tel par Drumont) est impliqué dans une affaire criminelle, Drumont y voit une confirmation de ses thèses. Les autres preuves sont d’ordre statistique. Bien que la IIIe République ait interdit les catégories ethniques et religieuses, Drumont assomme ses lecteurs de chiffres, notamment pour « démontrer » la sur-représentation des juifs dans la fonction publique[1].
J’insiste (pour éviter les fausses polémiques qui occultent toujours les vrais débats) sur le fait qu’il ne s’agit pas ici de mettre sur le même plan le contenu des propos de Zemmour et ceux de Drumont, mais de souligner la similitude de la rhétorique utilisée par l’un et par l’autre pour avoir un impact dans l’opinion. Dans les deux cas, il y a une véritable obsession de la « vérité », de la « réalité ». Mais cette « réalité » est construite de façon arbitraire, comme l’illustre le fait de définir publiquement des personnes à partir de l’origine ou de la « race », alors que tous les gens sérieux savent que c’est le critère social qui est déterminant pour expliquer la délinquance.
Un autre point commun entre Zemmour et Drumont réside dans ce que Marc Bloch appelait « l’inégalité retournée », typique du discours de droite et d’extrême droite. Ceux qui occupent objectivement une position dominante dans la société (sur le plan économique, social, politique et culturel) se présentent comme des victimes et dénoncent les dominés comme des dominants qui les agressent. Ils peuvent ainsi apparaître comme des intellectuels qui disent la vérité au pouvoir au nom des opprimés, tout en captant la confiance de ceux qui rendent les étrangers responsables de leur malheur.
Terminons par un dernier point commun (mais la liste est loin d’être exhaustive) : Zemmour et Drumont appartiennent à la catégorie des journalistes hantés par le désir de reconnaissance. Ne parvenant pas à se faire reconnaître par la valeur de leurs écrits, il ne leur reste que la ressource du scandale. Mais ils veulent apparaître dans le même temps comme des penseurs profonds. C’est ce qui les incite à multiplier les signes extérieurs de la pensée (cf. les mots « vérité », « réalité », l’usage des chiffres etc).
[1] Pour une analyse plus détaillée, cf. Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, Fayard, 2008.
Gérard Noiriel
Eric Zemmour, un Drumont de farce...
Publié par Le Bougnoulosophe à 3/07/2011
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1 commentaire:
Drumont était l'objet d'une fervente admiration de la part de Théodor Herzl. Ce doit être un hasard.
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