« L'on peut identifier avec assez de précision le moment historique où se forment les nouveaux décors dits « religieux » du monde. Ce moment est caractérisé à la fois par une série d'évènements importants et par un changement majeur d'atmosphère idéologique dans les pays occidentaux.
Les évènements clés
Le marqueur le plus évident est sans conteste l'effondrement des régimes communistes qui clôt la Guerre froide à la fin des années quatre vingt du siècle dernier. On rappellera qu'au cours de la dernière phase de cette Guerre, que l'on peut qualifier de Troisième Guerre mondiale, les Etats-Unis ont mobilisé un peu partout dans le monde les grandes religions instituées pour combattre l'influence grandissante des différentes d'idéologies communistes en particulier en Europe de l'Est et dans le tiers-monde. Le vocabulaire politique américain prend lui aussi une coloration religieuse, lorsque le président des Etats-Unis, Ronald Reagan, désigne l'URSS comme l'Empire du mal. L'élection du pape polonais Jean-Paul II est un autre évènement majeur, dans ce contexte : la forte personnalité du nouveau chef de l'Eglise, ses déplacements internationaux nombreux et très médiatisés, ses appels à la jeunesse, redonnent au monde catholique un sentiment d'identité forte. A sa mort, on assiste à des funérailles, elles aussi très médiatisées, auxquelles viennent assister de très nombreux chefs d'Etat, chrétiens et non-chrétiens.
Les Etats-Unis n'hésitent pas non plus à solliciter les mouvements fondamentalistes musulmans d'Arabie saoudite et du Pakistan, à entraîner et financer des jeunes arabes de toutes les nationalités pour aller se battre contre les troupes soviétiques qui ont envahi l'Afghanistan sous le drapeau du « Jihad », la Guerre sainte contre les « Infidèles » que sont dans ce cas les soviétiques athés. C'est aussi l'époque où le Dalaï Lama tibétain en exil devient une personnalité religieuse très médiatisée.
C'est encore à cette même période, à la fin de l'année 1979, que le régime du Chah vacille en Iran et que les décideurs politiques occidentaux, craignant une prise de pouvoir des communistes, facilitent en Iran celle des religieux sous la direction de l'Imam Khomeini qui, de son exil de Neauphle-le-Château en France, jouit de l'appui de tous les grands médias internationaux. Il rentre en Iran triomphalement pour y déclencher une « révolution religieuse » qui éliminera par la violence tous ses alliés des mouvements laïques, avant de se retourner contre les Etats-Unis, désignés comme « Grand Satan ».
Toujours, dans cette même période, et dans cette année 1979, riche en évènements, le président américain Jimmy Carter décide de célébrer la mémoire du génocide des communautés juives d'Europe et de faire construire un monument à cet effet. Alors que l'on pensait que les crimes nazis avaient été clos par les procès de Nuremberg à la Libération, le dossier de la destruction des communautés juives d'Europe est ainsi rouvert. L'Holocauste devient un marqueur important d'un renouveau du judaïsme et sa commémoration permet à l'Etat d'Israël d'acquérir une dimension qu'il n'avait pas jusqu'ici et qui lui permet de continuer de coloniser la Cisjordanie palestinienne qu'il occupe depuis 1967, sans sanction internationale comme en subit à la même époque le régime d'Afrique du Sud.
C'est au cours de la décennie précédente que l'Arabie saoudite, forte de sa nouvelle fortune pétrolière, avait mis sur pied l'Organisation de la Conférence des pays islamiques, première institution internationale qui regroupe des Etats sur la base de leur religion et non sur la base de la langue ou de l'appartenance à une même région géographique. Cette organisation est fortement anti-communiste ; elle fait concurrence aussi bien à la Ligue des Etats Arabes et au Mouvement des non-alignés, deux institutions internationales majeures, mais qui sont plus proches de Moscou que de Washington. Sous l'influence des aides saoudiennes substantielles, de nombreux pays musulmans se mettent à l'heure du rigorisme islamique ou bien laissent se développer les mouvements fondamentalistes de style « Frères musulmans » ou organisations « jihadistes » se réclamant du wahhabisme saoudo-pakistanais. La littérature sur l'Islam et les mouvements musulmans fleurit partout. Tout comme le judaïsme, cette religion devient un objet de consommation culturelle, médiatique et académique. Mais aux Etats-Unis, le renouveau du christianisme littéraliste qui fait une lecture à la lettre des textes bibliques devient de plus en plus manifeste. « Born again Christians », Nouveaux Evangélistes redonnent vigueur à de vielles traditions américaines de fondamentalisme religieux d'origine protestante. Dans les années quatre-vingt dix, cette vague portera la candidature de George W. Bush à la présidence des Etats-Unis ; ce dernier désignera un « axe du mal » dans l'ordre international (Iran, Irak, Corée du Nord) qui succède à l'empire du mal soviétique, désormais défunt.
La révolution Anti-Lumières post-moderne
La légitimation de tous ces évènements majeurs est facilitée par l'éclosion d'une contre-révolution idéologique durant cette même période historique, qui met en cause le patrimoine de la philosophie des Lumières et les principes de la Révolution française, comme responsables des malheurs totalitaires du XXè siècle. C'est aux Etats-Unis et en France que cette contre-révolution se manifeste avec le plus de vigueur, comme le prouve le succès de l'œuvre du philosophe politique allemand, Léo Strauss, et de celle de l'historien français, François Furet.
Le premier, philosophe politique d'envergure, remet à l'honneur le modèle politique de la Révélation divine, et donc la loi d'inspiration divine, qui à ses yeux peut régenter de façon aussi légitime, sinon de façon plus légitime, les sociétés que ne le font les idéologies politiques laïques modernes ou que ne l'a fait dans l'Antiquité le modèle politique platonicien dont la mort scandaleuse de Socrate marque l'échec. Pour Strauss, le « progressisme » a été, en tous cas, une catastrophe pour l'Humanité, en étant à la source de tous les totalitarismes modernes. Des hommes aussi éminents que George Steiner ou Jacques Lacan reprendront le thème straussien dans leur œuvre. L'atmosphère ainsi créée permet un glissement sémantique majeur dans la façon dont l'élite culturelle et politique occidentale définit son identité historique. L'expression « racines gréco-romaines » disparaît presque totalement pour laisser la place à celle de « racines judéo-chrétiennes », lorsqu'il s'agit de définir l'identité de l'Occident.
Le second, François Furet, historien de la Révolution française, renoue avec la tradition de Joseph de Maistre et Louis de Bonald pour dénoncer avec virulence les sociétés de philosophie et les abstractions politiques qu'elles ont répandues et qui ont facilité, selon lui, l'explosion révolutionnaire. L'épisode de la Terreur est considéré par Furet et par ses nombreux disciples comme la matrice fondamentale de tous les totalitarismes modernes. Les utopies des Lumières et des principes révolutionnaires français sont responsables à la fois du Goulag et de Dachau et Auschwitz. Voltaire, Rousseau, voir même Descartes on tous été les précurseurs de Staline et Hitler. Bien plus, dans la vision de cette école de pensée post-moderne, sans le bolchevisme, le nazisme n'aurait même pas existé. Furet, en effet, publiera, au soir de sa vie, son échange de correspondance avec l'historien allemand Ernst Nolte qui aura contribué à populariser l'explication du nazisme par la seule existence de la subversion communiste et de la menace stalinienne sur l'Europe. Dans cet échange, il y a peu de dissonance entre les deux historiens. Le nazisme est ainsi, en grande partie, blanchi : il n'aurait été qu'une réaction d'autodéfense quasi biologique au danger de la subversion communiste.
On ne manquera pas ici de remarquer que Furet, tous comme la génération des « nouveaux philosophes », appartient à la génération de marxistes qui se reconvertissent durant cette période au conservatisme le plus pur et renouent avec la tradition des Anti-Lumières.
Ce moment de basculement est cristallisé et solidifié à la fois dans l'écroulement de l'URSS et des régimes satellites en Europe de l'Est en 1989-1990, puis dans la thèse huntingtonienne d'une « guerre de civilisation » imminente entre le monde occidental et le monde musulman et bouddhiste alliés ensemble, dont la première esquisse est publiée dans l'influente revue américaine Foreign Affairs en 1992. Dans le même temps, la Yougoslavie aux portes de l'Europe se désintègre, cependant que la révolte des groupes « jihadistes » contre leur ancien protecteur américain -et qui sont encore utilisés par leur transfert en Yougoslavie et en Tchétchénie, une fois la guerre d'Afghanistan terminée, - est déclenchée par les opérations terroristes contre les ambassades américaines en Afrique en 1997, puis ceux du 11 septembre 2001 sur le sol des Etats-Unis.
La guerre des civilisations semble désormais commencée. Les discours du nouveau président américain reproduisent la structure des anciens discours du temps de la Guerre froide. A l'ennemi bolchevique a succédé le terrorisme dont la coloration islamique ne fait de doute pour personne. Désormais, toute la vie internationale prend cette tournure d'affrontement de valeurs politico-religieuses entre une mega-identité occidentale qui se dit judéo-chrétienne, protège et défend les conquêtes territoriales de l'Etat d'Israël à l'encontre des résolutions des Nations Unies, d'un côté, et un bloc arabo-musulman qui refuse de telles conquêtes, s'accroche aux droits des Palestiniens et, après l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak, dénonce une nouvelle croisade, cette fois judéo-chrétienne, contre le monde musulman.
Un important document des Nations Unies, publié par son Secrétaire Général, Kofi Annan, vient consacrer la vision américaine du monde, en faisant du terrorisme dit « transnational », en fait islamique, le plus grand danger qui guette l'humanité (« In larger freedom: towards development, security and human rights for all », Document A/59/2005 de l'Assemblée Générale daté du 21 mars 2005. Il s'agit du rapport qui fait des propositions d'ensemble pour réformer l'Organisation des Etats-Unis, en particulier par l'élargissement du nombre de membres du Conseil de sécurité pour qu'il soit plus représentatif. Ce rapport a été présenté et discuté dans toutes les capitales du monde, ce qui lui a assuré une très large publicité.). La crise concernant les efforts iraniens d'enrichir l'uranium, la rhétorique virulente d'Ahamadi Najjad, son président élu en 2005 qui a remplacé l'aimable Mohammed Khatimi qui prêchait le « dialogue des civilisations » pour faire barrage à la tendance à la « guerre des civilisation », la dynamique du Hezbollah au Liban ou celle du Hamas dans les territoires palestiniens occupés par Israël depuis quarante ans, la montée en puissance des Frères musulmans en Egypte aux élections de 2006, la multiplication des attentats terroristes dans les pays musulmans eux-mêmes : tout cela ne peut que venir confirmer la nouvelle vision du monde forgée par le prétendu « retour » du religieux.
Il ne s'agit pourtant que d'un recours au religieux dans des luttes de nature diverses aux enjeux très profanes qu'il faut essayer ici d'expliciter. Contrairement à l'opinion répandue, nous sommes en face d'un stade suprême d'idéologisation du monde par l'instrumentalisation du fait religieux et qui renoue avec la vraie matrice des totalitarismes modernes, à savoir les guerres de religion en Europe elle-même....»
George Corm
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Du prétendu « retour du religieux »
Publié par Le Bougnoulosophe à 1/02/2011
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