Il n’est que d’observer aujourd’hui l’état de docilité et de larbinerie des intellectuels en vue, y compris les plus engagés (en apparence). Eux qui ont « les trois singes » pour tout modèle et la lâcheté complaisante (qu’ils appellent pompeusement « stratégie ») comme éthique. Pour savoir qu'il n'est rien à attendre d'eux. Et qu'est-ce qui explique leurs conduites ? Avoir le droit d’ « exister » (enfin) sur un plateau télé ou radio. Avoir le plaisir narcissique de voir sa médiocre tribune (aseptisée à souhait) être publiée dans les « grands » quotidiens du moment. Bénéficier de renvois d’ascenseur au sein des hiérarchies universitaires ou au sein des maisons d’édition. Et qui ne souscrit pas à cette éthique de la bassesse sera renvoyé au libelle d’extrême droite, aux années ’30, à Rebatet et à Céline…
« Attaquez la presse ou les intellectuels qu’elle consacre, et vous êtes aussitôt antisémite, fasciste ! « En passant la ligne sacrée de la bienséance, expliqua Pierre Bourdieu, on donne des armes à ceux qui n’ont pour eux que le respect de la bienséance, qui fait la dignité du corps des professionnels. Tous ces dignes dignitaires, ils ont ça : leur petit corset de vertu négative. » A force de boire ou de lire de la camomille, nous avons amoindri nos dispositions les plus vigoureuses et le souvenir de quelques traits.
C’est Voltaire dénonçant « l’immense canaille des écrivains subalternes », les « charlatans » et les « fripons adroits ». Marx stigmatisant en Thiers un « nabot malfaisant, aimant s’exhiber, comme tous les nains, avide de pouvoir et de lucre, passé maître dans la petite fripouillerie politique, un virtuose du parjure rompu à tous les bas stratagèmes ». Et Tocqueville décrivant ainsi Blanqui : « Un homme que je n’ai vu que ce jour-là, mais dont le souvenir m’a toujours rempli de dégoût et d’horreur ; il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant, immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire collée sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir. Il me faisait l’effet d’un serpent auquel on pince la queue.»
Ce que Marx pouvait se permettre contre Thiers, et Tocqueville contre Blanqui, serait donc désormais proscrit contre les « fripons adroits » et les « nains malfaisants » du jour ? Mais au nom de quelle « modernité » protégeant quelle dignité ?
Parfois, en lisant les actuelles publications contestataires, y compris les plus radicales, leurs pages exsangues, lourdes comme du plomb, lardées de cuistrerie universitaire, on aimerait qu’elles n’eussent pas délaissé à ce point le registre de la faconde, de l’humour, de la démesure. Qu’elles s’interdisent d’interdire une certaine verdeur – une certaine vie – au prétexte imbécile que la truculence caractériserait le style de l’extrême droite. Comme Voltaire ? Marx ? Tocqueville ?
La gauche a déjà beaucoup souffert (et fait souffrir) en se moulant dans les pratiques et les discours les plus technocratiques, en passant d’un registre cassant parce que trop assuré de son expertise à un ton geignard parce que douloureusement empreint de bonnes intentions. Et de nombreux « nains frisés de la bourgeoisie », comme les qualifiait Paul Nizan, se sont fait une spécialité de morigéner tous ceux qui parlent un peu trop fort, leur opposant qu’il ne faudrait réveiller ni les vivants ni les morts, que tout pamphlet allume les bûchers, qu’une « attaque personnelle » déchaîne les chasses aux sorcières. Il est plaisant de voir certains de ces Narcisses qui ne vivent que pour « se faire un nom » s’indigner sitôt qu’on associe le leur à leur dignité de profiteurs du système, et qu’on le fait non pas pour orienter vers eux ceux qui pourraient leur procurer de quoi en profiter davantage, mais pour les combattre.
En 1975, la déclaration d’intention de la revue Actes de la recherche en sciences sociales expliquait déjà : « Dans un univers où les positions sociales s’identifient souvent à des “noms”, la critique scientifique doit parfois prendre la forme d’une critique ad hominem. Comme l’enseignait Marx, la science sociale ne désigne “des personnes que pour autant qu’elles sont la personnification” de positions ou de dispositions génériques – dont peut participer celui qui les décrit. Elle ne vise pas à imposer une nouvelle forme de terrorisme mais à rendre difficiles toutes les formes de terrorisme. »….. »
Serge Halimi
L'éloge de l'argumentum ad Hominem
Publié par Le Bougnoulosophe à 12/25/2010
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1 commentaire:
« Le nain frisé de la bourgeoisie » Pascal Fenaux, qui se présente comme « hébraïsant » ferait mieux d’apprendre le français, charité bien ordonnée commence par soi-même…. On constate en tous cas que la « demelennisaion » de la presse belge (amalgame, confusion, ignorance crasse, manque de rigueur, bêtise...) va bon train… Nadia Geerts, Pascal Fenaux, Claude Demelenne, Jean Vogel…la Belgique serait-elle la Mecque de la « lumpen-intelligentsia » ?
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