American Arabitude

« Je vais donner quelques exemples de la manière dont l'Arabe est fréquemment représenté aujourd'hui. Remarquons combien "l'Arabe" semble prêt à s'adapter aux transformations et réductions - toutes d'un espèce simplement tendancieuse - auxquelles ont le force constamment. Pour la dixième réunion de classe à l'université de Princeton, le déguisement avait été imaginé en 1967, avant la guerre de juin. Le thème choisi - il ne s'agissait que d'une évocation - était d'être un Arabe : robe, coiffure, sandales. Juste après la guerre, on s'est aperçu que le thème arabe était embarrassant et on a décide de changer le programme. Le plan original avait prévu de porter de déguisement pour la réunion, maintenant la classe devait marcher en procession, les mains sur la tête dans un geste abject de défaite. Les Arabes étaient ainsi passés d'un vague stéréotype de nomades montés sur des chameaux, à une caricature classique les montrant comme l'image même de l'incompétence et de la défaite : c'est toute la latitude qui leur était laissée.

Mais après la guerre de 1973, les Arabes ont partout paru plus menaçants. On rencontre constamment des dessins humoristiques représentant un cheikh arabe debout à côté d'une pompe à essence. Pourtant, ces Arabes sont clairement des "Sémites" : leur nez nettement crochu, leur mauvais sourire moustachu rappellent à l'évidence (à des gens qui, dans l'ensemble, ne sont pas sémites) que les "Sémites" sont à l'origine de toutes "nos" difficultés, qui, dans le cas présent, consistent dans la pénurie de pétrole. L'animosité antisémite populaire est passée en douceur du juif à l'Arabe, puisque l'image est presque la même.

Ainsi, si on fait attention à l'Arabe, c'est comme à une valeur négative. On le voit comme l'élément perturbateur de l'existence d'Israël et de l'Occident, ou, sous un autre aspect de la même chose, comme un obstacle, qui a pu être surmonté, à la création de l'État d'Israël en 1948. Dans la mesure où cet Arabe a une histoire, celle-ci fait partie de l'histoire que lui ont donnée (ou prise : la différence n'est pas grande) la tradition orientaliste et, plus tard, la tradition sioniste. La Palestine était considérée - par Lamartine et les premiers sionistes - comme un désert vide qui attendait de fleurir; les habitants qu'il pouvaient avoir n'étaient, pensait-on, que des nomades sans importance, sans véritable droit sur la terre et, par conséquent, sans réalité culturelle ou nationale.

L'Arabe est ainsi conçu à partir de maintenant comme une ombre qui suit le juif. Dans cette ombre - parce que les Arabes et les juifs sont Sémites orientaux -, on peut placer toute la méfiance traditionnelle et latente qu'un Occidental éprouve à l'égard de l'Oriental. En effet, le juif de l'Europe prénazie a bifurqué : ce que nous avons maintenant c'est un héros juif, construit à partir d'un culte reconstruit de l'orientaliste-aventurier-pionnier (Burton, Lane, Renan) et de son ombre rampante, mystérieusement redoutable, l'Arabe oriental. Isolé de tout sauf du passés qu'a créé pour lui la polémique orientaliste, l'Arabe est enchaîné à une destinée qui le fixe et le condamne à une série de réactions périodiquement châtiées par ce que Barbara Tuchman appelle, d'un nom théologique, "l'épée terrible et rapide d'Israël".

En dehors de son antisionisme, l'Arabe est un fournisseur de pétrole. C'est une autre caractéristique négative, puisque la plupart des exposés sur le pétrole arabe mettent en parallèle le boycottage de 1973-1974 (qui a principalement bénéficié aux compagnies pétrolières occidentales et à une petite élite de dirigeants arabes) avec l'absence de toute qualification morale des Arabes à posséder de si grandes réserves de pétrole. Si on la débarrasse des circonlocutions habituelles, voici la question que l'on pose le plus souvent : pourquoi des gens comme les Arabes ont-ils le droit de tenir sous leur menace le monde développé (libre, démocratique, moral) ? De ce genre de questions, on passe souvent à l'idée que les marines pourraient envahir les champs de pétrole arabes.

Le cinéma et la télévision associent l'Arabe soit à la débauche, soit à une malhonnêteté sanguinaire. Il apparait sous la forme d'un dégénéré hypersexué, assez intelligent, il est vrai, pour tramer des intrigues tortueuses, mais essentiellement sadique, traître, bas. Marchand d'esclaves, conducteur de chameaux, trafiquant, ruffian haut en couleur, voilà quelques-uns des rôles traditionnels des Arabes au cinéma. On peut voir le chef arabe (chef des maraudeurs, de pirates, d'insurgés "indigènes") grogner en direction de ses prisonniers, le héros occidental et la blonde jeune fille (l'un et l'autre pétris de santé) : "Mes hommes vont vous tuer, mais ils veulent d'abord s'amuser." En parlant, il fait une grimace suggestive : c'est cette image dégradée du cheikh de Valentino qui est en circulation. Les bandes d'actualité et les photographies de presse montrent toujours les Arabes en grand nombre : rien d'individuel, pas de caractéristique personnelle, la plupart des images représentent la rage et la misère de la masse ou des gestes irrationnels (donc désespérément excentriques). Derrière toutes ces images se cache la menace du jihâd. Conséquence : la crainte que les musulmans (ou les Arabes) ne s'emparent du monde.

Régulièrement sont publiés des livres et des articles traitant de l'Islam et des Arabes, qui ne diffèrent en rien des virulentes polémiques anti-islamiques du Moyen Age ou de la Renaissance. Sur ce seul groupe ethnique ou religieux on peut dire ou écrire pratiquement n'importe quoi, sans se heurter à la moindre objection ou à la moindre protestation. Le guide des études de l'année 1975 publié par les undergraduates de Columbia College écrite, à propos des cours d'arabe, qu'un mot sur deux de cette langue concerne la violence et que l'esprit arabe qu'elle "reflète" est toujours plein d'emphase. Dans un article récent d'Emmett Tyrell paru dans Harper's Magazine, la calomnie raciste est encore plus marquée : selon lui, les Arabes sont foncièrement des assassins, et leurs gènes portent la violence et la fraude. Une étude sur les Arabes dans les manuels américains (The Arabs in American Textbooks) révèle des erreurs étonnantes, ou plutôt des représentations d'un groupe ethnico-religieux qui font preuve de dureté et d'insensibilité. L'un des manuels affirme que "peu de gens dans cette zone arabe savent même qu'il existe un mode de vie meilleur", et se demande ensuite, de manière désarmante : "Qu'est-ce qui lie entre eux les peuple du Moyen-Orient?" La réponse, donné sans hésitation, est : "Leur lien le plus fort est l'hostilité des Arabes - leur haine - à l'égard des juifs et d'Israël." Dans un autre livre, on trouve ceci sur l'islam : "La religion musulmane, appelé islam, a commencé au 7ème siècle. Elle a été lancée par un riche homme d'affaires d'Arabie qui s'appelait Mohammed. Il se disait prophète. Il trouva des fidèles chez d'autres Arabes. Il leur dit qu'ils étaient choisis pour dominer le monde." Ce morceau de science est suivi d'un autre, tout aussi exact : "Peu après la mort de Mohammed, son enseignement fut noté dans un livre appelé le Coran. Il devint le livre saint de l'Islam." Ces idées grossières sont soutenues, et non contredites, par les universitaires dont le travail est d'étudier le Proche-Orient arabe....»

Edward Saïd

1 commentaire:

Malak a dit…

Ah! J'ai la réponse à ma question. :)

La vidéo pastiche de Carlos Mencia se prêtait également fort bien à l'illustration du propos d'Edward Saïd.

Je suis une lectrice régulière de ton blog, j'en profite pour te féliciter pour la qualité et l'intelligence de tes posts.

Et je te retourne tes bons voeux.