« C’est avant tout une question de vision des choses », assure M. Ahmet Davutoglu, ministre des affaires étrangères turc. Et sa propre vision n’est pas étriquée : voulant la paix et la sécurité pour la région, il estime que son pays — membre à la fois du G20 et de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) — se trouve bien placé pour y contribuer. M. Davutoglu est l’architecte de la nouvelle politique d’Ankara, qui repose sur un principe, « zéro problème avec les voisins », et sur le soft power, un pouvoir fondé sur la persuasion et la négociation. Principal conseiller du premier ministre en matière de politique étrangère après l’éclatante victoire du Parti de la justice et du développement (AKP) lors des législatives du 3 novembre 2002, il est le chef de la diplomatie depuis mai 2009.
« Nous sommes prêts à jouer un rôle de médiateur dans divers conflits, grâce à nos solides relations avec les différents groupes ethniques et religieux, notamment turcophones [présents dans les Balkans, au Caucase, en Russie, à Chypre et au Proche-Orient] », affirme M. Davutoglu. Mais ses ambitions ne s’arrêtent pas là : « Nous avons une conception de la sécurité pour tous, et une conception de la paix qui nécessite à la fois un dialogue de haut niveau sur le plan politique, une interdépendance sur le plan économique et la prise en compte de la diversité culturelle. »
M. Davutoglu n’est pas un politicien, c’est un universitaire qui n’a aucun mandat électif ; et il n’a pas seulement réfléchi à une politique étrangère novatrice pour la Turquie, il l’a mise en œuvre lui-même. Il dresse la liste de ses réalisations : « Soixante et un accords signés avec la Syrie ; quarante-huit avec l’Irak ; l’obligation de visa levée pour huit pays voisins ; la résolution du problème de la présidence du Liban avec la Syrie ; deux protocoles signés avec l’Arménie. » Et, sans même parler de ses tentatives de médiation entre Israël et les Palestiniens, cette liste pourrait être allongée, car il a aussi supervisé les pourparlers indirects entre la Syrie et Israël en 2007-2008. « Nous avons frôlé, non pas la paix, mais un accord permettant des négociations directes, estime-t-il. L’attaque d’Israël contre Gaza, en décembre 2008, a mis un terme à tout ce travail. Gaza ne faisait pas partie des sujets abordés, mais cette guerre a eu un effet négatif. Pour qu’une médiation soit efficace, il faut qu’il y ait une volonté de paix. Quand Israël aura une telle volonté, nous serons prêts à l’écouter. »
Les Turcs de toutes obédiences s’accordent pour reconnaître à cette stratégie une cohérence motivée par des ambitions économiques et sécuritaires, ainsi qu’une idée bien précise de la place de la Turquie dans le monde. Cette politique intervient à un moment crucial où le pouvoir renvoie son armée dans les casernes, tandis que resurgissent les sombres secrets de son « Etat profond». Elle ouvre la voie à la démocratisation de ses structures, accompagne l’émergence de nouvelles élites et la présence croissante d’une classe moyenne très active.
Incident entre le premier ministre turc et M. Shimon Pérès
« Il existe une nouvelle dynamique, et elle est alimentée par le peuple, mais l’Occident ne la comprend pas, souligne Ihsan Bal, professeur à l’Académie de police. Cela a débuté en 2003, lorsque les Etats-Unis ont voulu utiliser la Turquie comme porte d’entrée pour envahir l’Irak ; c’est le peuple — les députés et leurs électeurs — qui a dit “non”. »
On pourrait s’attendre à ce que la population s’inquiète en priorité des conséquences de la crise financière mondiale et du chômage — qui s’élève à 15 %, et sans doute à 30 % chez les jeunes. On découvre, en réalité, qu’elle se préoccupe plutôt de Gaza. Il y a un an, cinq mille personnes brandissant des drapeaux sont allées accueillir le premier ministre Recep Tayyip Erdogan à son retour du Forum économique mondial de Davos. Il venait de « claquer la porte » d’un débat télévisé organisé, le 29 janvier 2009, avec le président israélien Shimon Pérès. M. Erdogan lui avait lancé : « Vous êtes en train de tuer des gens », et l’animateur ne lui avait pas permis de réfuter la justification apportée par M. Pérès à la guerre contre Gaza lancée un mois plus tôt. Les Turcs s’intéressent beaucoup à la Palestine. Ils apprécient également la sincérité des sentiments de M. Erdogan, son charisme et ses origines modestes.
Des observateurs ont noté que les Etats-Unis n’étaient pas mécontents de l’incident entre M. Pérès et le premier ministre turc — qui a transformé ce dernier en héros pour le monde arabe et musulman —, même s’ils auraient souhaité voir la Turquie témoigner de la sympathie au Fatah, et pas seulement au Hamas, afin d’aider à relancer le « processus de paix ». D’autres pensent que son appui au gouvernement du Hamas (visible notamment à travers l’invitation de son chef, M. Khaled Mechaal, à Ankara) devrait rapporter certains dividendes ; par exemple, la libération du soldat israélien Gilad Shalit, capturé le 25 juin 2006 et détenu depuis dans la bande de Gaza.
L’arrivée au pouvoir de l’AKP, en 2002, n’a pas empêché le maintien de liens étroits avec Israël, comme l’ont montré ses efforts de médiation avec la Syrie. Mais le climat a changé à partir de l’intervention israélienne de 2008 à Gaza. L’annulation d’exercices militaires conjoints, en octobre 2009, l’a confirmé. En janvier 2010, la Turquie a bruyamment réagi contre le traitement « humiliant » qu’avait fait subir le vice-ministre israélien des affaires étrangères Danny Ayalon à son ambassadeur en Israël . Elle a menacé de rappeler son diplomate, et demandé des excuses qu’elle a obtenues.
Cela signifie-t-il un changement radical dans les rapports entre les deux pays ? Mme Meliha Altunısık, professeure à la Middle East Technical University d’Ankara, explique que, après la guerre de Gaza, « n’importe quel gouvernement aurait eu à infléchir sa politique et à critiquer Israël — qui, d’ailleurs, avec ses dirigeants actuels, est de plus en plus isolé. Avec M. [Barack] Obama au pouvoir, sa position stratégique est en déclin ». De nombreux Turcs soulignent aussi que leur pays est devenu plus important pour Israël, même sur le plan économique, qu’Israël pour la Turquie. Ils envisagent un possible amenuisement des relations mais rien de plus, car ils ne tiennent pas davantage que les Arabes à ce qu’Ankara coupe les ponts avec Israël.
« Les responsables de la région, note Mme Altunısık, se tournent vers la Turquie et l’incitent à jouer un rôle constructif. L’économie est la clé, mais la personnalité de M. Erdogan joue également : j’ai rencontré des femmes, au centre de Damas, qui apprennent le turc à cause de lui ! Tout a commencé en 2003, lorsque Ankara a tenu tête aux Etats-Unis et refusé de laisser utiliser le pays comme une base de la guerre en Irak. Dominait le sentiment que, contrairement aux autres dirigeants, il avait réussi à faire quelque chose. »
« En revanche, poursuit-elle, on voit nettement la concurrence que se livrent Ankara et Téhéran : par son soutien ouvert à Gaza, son engagement dans les négociations entre la Syrie et Israël, sa contribution à la résolution de la crise présidentielle libanaise, la Turquie a essayé de voler la vedette à l’Iran. Ankara tire de multiples avantages de sa volonté de résoudre les problèmes par la coopération : le développement de ses relations avec les Etats arabes et l’Iran, des gains économiques, ainsi que la stabilité dans cette partie du monde. Pour la Turquie, c’est, à long terme, une stratégie “gagnant-gagnant”. »
L’Iran est pratiquement le seul sujet de politique étrangère qui divise les Turcs. Pour M. Yavuz Baydar, correspondant politique de Today’s Zaman, un quotidien anglophone proche du gouvernement, il ne faut pas s’inquiéter de ce qui se passe entre M. Erdogan et le président Mahmoud Ahmadinejad : « Tous deux sont issus du peuple et se conduisent comme des gens ordinaires, même s’ils se méfient l’un de l’autre. » Pour certains, en revanche, les tentatives de médiation sur la question du nucléaire iranien sont au mieux naïves, au pis dangereuses. Ces divergences reflètent les difficultés à saisir les ambitions de Téhéran, mais aussi la crainte d’une situation explosive aux portes de la Turquie.
Parmi les pays arabes, c’est la Syrie qui fait rêver les Turcs. Sur les campus, des professeurs évoquent leur voyage à Damas. Si l’on considère les anciennes et mauvaises relations entre les deux pays — avec le soutien syrien au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans les années 1980, les revendications de Damas sur le Hatay (autrefois le sandjak d’Alexandrette) ou encore la question du partage de l’eau —, l’évolution actuelle tient un peu du miracle.
Un ajustement naturel aux réalités de l’après-guerre froide
Concernant Bagdad, l’intérêt des relations économiques et sociales comme les efforts de la Turquie pour obtenir que les groupes sunnites s’assoient à la table des négociations font qu’un calme relatif règne à la frontière turco-irakienne — et un trait a bien été tiré sur l’offensive turque menée en 2007 contre les rebelles du PKK dans le nord de l’Irak. En Afrique également, les relations prospèrent, notamment avec la Libye et le Soudan. Néanmoins, le premier ministre a récemment commis une « gaffe » vis-à-vis de ce dernier pays : il y a en effet déclaré, le 9 novembre 2009, que les crimes de guerre israéliens étaient pires que ceux pour lesquels le président Omar Al-Bachir avait été inculpé par la Cour pénale internationale . Enfin, la présence « non combattante » de mille sept cent cinquante soldats turcs en Afghanistan contribue à la bonne image d’Ankara dans la région.
Mais la Turquie ne regarde pas seulement vers le monde musulman : elle se projette aussi vers la Russie, la Serbie, la Géorgie et même l’Arménie. Deux protocoles ont été signés avec cette dernière, le 10 octobre 2009, pour établir des relations diplomatiques et ouvrir les frontières. Sur le dossier épineux de Chypre, enfin, l’espoir se fait jour que, avec le nouveau premier ministre grec Georges Papandréou, quelques progrès puissent être obtenus.
La nouvelle ligne diplomatique turque, ses ambitions à l’Est comme au Sud, reflètent-elles, ainsi que le suggère ici ou là la presse occidentale, la renaissance d’une « mission ottomane » ? Ce concept ne figure ni dans le vocabulaire, ni dans la réflexion des dirigeants et du peuple turcs. Pour M. Temel Iskit, ancien diplomate qui fut, dans les années 1980, le premier directeur général du ministère chargé des affaires européennes au sein du gouvernement turc, les accusations de « néo-ottomanisme » visent à faire croire « que la Turquie s’islamise et ne tient plus à rejoindre l’Europe ». Selon lui, elles sont injustifiées, et « proviennent de capitales qui rejettent l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne, ainsi que de la presse américaine pro-israélienne ».
M. Iskit a autrefois été un sympathisant du Parti républicain du peuple (CHP), mouvement d’opposition laïque de centre gauche dont l’origine remonte au parti unique créé par le père de l’indépendance, Mustapha Kemal, dit Atatürk. Comme beaucoup d’autres, il a perdu confiance dans la ligne de son organisation et dans son dirigeant, M. Deniz Baykal. « Après une vie passée à défendre tout ce qui était tabou — l’Arménie, Chypre, les Kurdes —, j’ai révisé mes opinions et décidé de m’exprimer. » Il tient une chronique dans Taraf, le quotidien indépendant d’Istanbul.
Cette attitude nouvelle de la Turquie sur la scène internationale représente-t-elle un changement d’orientation stratégique ? « La Turquie a toujours occupé une place géopolitique centrale, considère M. Iskit. Mais, à cause de sa jeunesse et de sa lutte pour l’indépendance, au lendemain de la première guerre mondiale, puis de la guerre froide, notre pays a constamment été sur la défensive. Ce qui a changé, c’est qu’il a commencé à se démocratiser grâce aux critères de Copenhague, adoptés avant que l’AKP n’arrive au pouvoir, puis avec le consentement de l’armée à cesser toute ingérence sur le terrain politique. Cette démocratisation a débouché sur un nouvel esprit de coopération et de négociation. »
Kadri Gürsel, éditorialiste du quotidien laïque Milliyet et commentateur populaire à la télévision, affirme que « l’actuelle orientation de la politique étrangère turque aurait été adoptée par n’importe quel gouvernement ». Et il ajoute : « Nos atouts en politique étrangère ont été multipliés par le boom économique en 2002-2003, par l’ouverture des négociations pour l’adhésion à l’Union européenne, et par le règlement d’un problème de sécurité majeur avec la capture d’[Abdullah] Öcalan. Nous assistons à un ajustement naturel de la Turquie aux réalités de l’après-guerre froide et de la mondialisation, qui ont créé une nouvelle dynamique. Mais un parti laïque n’aurait pas aussi bien tiré profit de la situation : l’AKP se sent à l’aise au Proche-Orient, en particulier avec les sunnites. » Cependant, même si, par exemple, nombre de ministres et de conseillers parlent arabe, il n’existe pas selon lui d’« axe oriental », ni de changement dans les alliances.
Etre à la fois occidental, démocratique, moderne et musulman
A ses yeux, la situation économique de la Turquie explique beaucoup de choses : « Elle est condamnée à une croissance fondée sur les exportations, parce qu’il n’existe pas de structure d’épargne intérieure. Elle doit donc trouver de nouveaux marchés, en premier lieu au Proche-Orient. Globalement, cela a fonctionné : les membres du gouvernement gèrent correctement l’économie, et ils ont le sens du commerce, même s’ils ont tendance à monopoliser les profits pour les leurs. Ils aident ainsi la base sociale de l’AKP, en Anatolie, à former une nouvelle classe moyenne, ce qui représente une police d’assurance pour une démocratie stable. »
M. Soli Özel, professeur de relations internationales à l’université Bilgi d’Istanbul, estime, lui, que beaucoup en Occident ont du mal à accepter une Turquie décidant elle-même de ses priorités. L’AKP, qui a de très bonnes relations avec les Etats-Unis, souhaite la stabilité, une zone de prospérité et de sécurité aspirant à la paix, contrairement à Israël et à l’Iran. Soulignant lui aussi une continuité dans la politique étrangère turque, M. Özel remarque : « L’AKP a conceptualisé cela mieux que d’autres. »
« La question du caractère “occidental” de la Turquie concerne moins son orientation stratégique que le fait de savoir si elle deviendra un vrai pays occidental, explique-t-il encore. Si l’Union européenne se met elle-même hors de l’équation parce qu’elle ne comprend pas bien les agissements de la Turquie — qui sont pourtant dans l’intérêt de l’Occident —, la plupart de nos relations avec l’étranger seront conduites à travers les Etats-Unis. Au cas où on en arriverait là, Washington insistera-t-il pour que la Turquie devienne un véritable pays occidental et démocratique ? Si les Etats-Unis poussent l’Union à aller de l’avant dans l’adhésion de la Turquie, ce sera la preuve que nous avons atteint ce stade. »
Ankara espère que M. Obama réussira mieux que M. George W. Bush. « Sa conception des choses est différente, explique Yasemin Congar, rédacteur en chef de Taraf et spécialiste des Etats-Unis. Il a des atouts : ses origines, sa formation multiculturelle et sa connaissance du monde musulman. Les Turcs n’oublient pas qu’il se prénomme aussi Hussein. » Son discours du Caire en faveur d’un dialogue avec l’islam et du respect des droits de la personne, en juin 2009, fait écho aux préoccupations d’Ankara. Mais son incapacité à obtenir d’Israël l’arrêt total de la colonisation en Palestine et sa décision d’envoyer des troupes supplémentaires en Afghanistan ont déçu ; aussi faudra-t-il des signaux forts de la Maison Blanche sur le dossier palestinien pour dissiper la méfiance de l’opinion turque.
L’amertume à l’égard de l’Europe est réelle, et ressort dans tous les discours sur la politique étrangère. Les reproches adressés au gouvernement, accusé de ne pas avoir recherché avec suffisamment d’enthousiasme l’adhésion à l’Union, n’ont plus guère de poids depuis que M. Nicolas Sarkozy et Mme Angela Merkel se sont prononcés pour le « non ». L’idée que, par son prestige renforcé, notamment au Proche-Orient, le pays sera en mesure d’apporter davantage à l’Union semble mieux reçue. Et, s’il n’est pas invité à y entrer, il n’en restera pas moins que son rôle sur la scène internationale aura augmenté.
Secrétaire général de l’Association des industriels et des entrepreneurs de Turquie (Tüsiad), traditionnellement aux mains des vieilles familles laïques d’Istanbul, M. Zafar Yavan se plaint : « Le gouvernement n’a pas bougé assez vite sur l’Union européenne, particulièrement en ce qui concerne les marchés publics et d’autres questions économiques, ce qui a suscité des doutes sur son engagement. » Il nuance toutefois son propos en soulignant que « le ralentissement du processus de convergence a plus à voir avec M. Sarkozy qu’avec la Turquie. Celle-ci progressera avec ou sans ce gouvernement, car la démocratisation engagée par l’AKP restera : c’est un processus à sens unique. Le rythme de ses réformes et sa persévérance sont sans comparaison avec les actions des gouvernements précédents. »
Amertume à l’égard de l’Europe, ouverture vers l’Est et le Sud
Ex-ministre CHP de la justice, Mme Ayse Celikel a toutes les raisons de s’opposer au gouvernement de l’AKP, notamment parce qu’elle dirige une association (Cagdas Yasam Dernegi) qui dispense un enseignement laïque pour les filles et se trouve actuellement soumise « aux pressions du pouvoir, avec quatorze employés interpellés sans que les chefs d’accusation aient été portés à leur connaissance ». Se qualifiant de « kémaliste, mais avec un esprit ouvert », elle reconnaît que, « avec l’adhésion à l’Union européenne passée au second plan, le gouvernement est engagé dans un exercice d’équilibre dans ses ouvertures vers l’Est et le Sud ». Mais elle précise : « Tant qu’il ne s’éloigne pas davantage de l’Europe, ou ne se rapproche pas plus de l’Iran, je suis d’accord. »
Et que pense M. Armagan Kuloglu, général à la retraite et l’un des principaux membres du nouveau Centre d’études stratégiques sur le Moyen-Orient ? Il se proclame ataturkcu (« disciple d’Atatürk »), mais pas kémaliste — ce qui implique « la défense de la nation turque sur une base ethnique ». Il a sûrement quelques critiques à formuler ? Bien sûr, il défend les vieux dogmes : « Le nord de Chypre doit être reconnu comme un Etat ; les Kurdes ne sont pas un problème ; l’Arménie doit cesser d’affirmer qu’il y a eu génocide... » Pourtant, lui aussi estime qu’« il n’y a eu aucun changement d’orientation ni renversement d’alliances : le gouvernement cherche tout simplement de bonnes relations avec les pays voisins, et c’est la première fois que cela arrive » grâce à l’évolution de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran. Il ne critique même pas la politique gouvernementale face à l’Union européenne, « sauf quand elle fait des concessions ». Il « serait heureux que la Turquie n’entre pas dans l’Union, parce que cela signifierait le partage de notre souveraineté, précise-t-il aussi, et que, n’étant ni les Pays-Bas ni l’Italie, ce partage affecterait notre sécurité ». S’il défend le rôle traditionnel de l’armée dans la politique, M. Kuloglu concède qu’elle perd de l’influence, et qu’il y a eu en son sein « certains comportements ambitieux confirmés par l’affaire Ergenekon ».
De nombreux Turcs craignent que le gouvernement AKP, à force de jongler avec trop de balles, ne finisse par en laisser tomber quelques-unes. Certains n’adhèrent pas à l’idée du « zéro problème avec les voisins et pas de bâton », autrement dit : au règlement des conflits par la persuasion et les avantages économiques. Et si la carotte ne fonctionnait pas sans le bâton ? Si la Turquie allait se trouver en danger pour avoir surestimé son potentiel de soft power ?
A sa manière, Mme Altunısık répond à ces craintes : « Pour l’instant, la question est prématurée. Et puis, elle ne prend pas en compte l’essentiel : la manière dont se mène la politique étrangère est aussi importante que les résultats finaux. La Turquie passait auprès de tous ses voisins pour une puissance périphérique ; maintenant, vous ne pouvez discuter de l’avenir de nombreuses régions du monde sans parler d’elle. »
Wendy Kristianasen
« Nous sommes prêts à jouer un rôle de médiateur dans divers conflits, grâce à nos solides relations avec les différents groupes ethniques et religieux, notamment turcophones [présents dans les Balkans, au Caucase, en Russie, à Chypre et au Proche-Orient] », affirme M. Davutoglu. Mais ses ambitions ne s’arrêtent pas là : « Nous avons une conception de la sécurité pour tous, et une conception de la paix qui nécessite à la fois un dialogue de haut niveau sur le plan politique, une interdépendance sur le plan économique et la prise en compte de la diversité culturelle. »
M. Davutoglu n’est pas un politicien, c’est un universitaire qui n’a aucun mandat électif ; et il n’a pas seulement réfléchi à une politique étrangère novatrice pour la Turquie, il l’a mise en œuvre lui-même. Il dresse la liste de ses réalisations : « Soixante et un accords signés avec la Syrie ; quarante-huit avec l’Irak ; l’obligation de visa levée pour huit pays voisins ; la résolution du problème de la présidence du Liban avec la Syrie ; deux protocoles signés avec l’Arménie. » Et, sans même parler de ses tentatives de médiation entre Israël et les Palestiniens, cette liste pourrait être allongée, car il a aussi supervisé les pourparlers indirects entre la Syrie et Israël en 2007-2008. « Nous avons frôlé, non pas la paix, mais un accord permettant des négociations directes, estime-t-il. L’attaque d’Israël contre Gaza, en décembre 2008, a mis un terme à tout ce travail. Gaza ne faisait pas partie des sujets abordés, mais cette guerre a eu un effet négatif. Pour qu’une médiation soit efficace, il faut qu’il y ait une volonté de paix. Quand Israël aura une telle volonté, nous serons prêts à l’écouter. »
Les Turcs de toutes obédiences s’accordent pour reconnaître à cette stratégie une cohérence motivée par des ambitions économiques et sécuritaires, ainsi qu’une idée bien précise de la place de la Turquie dans le monde. Cette politique intervient à un moment crucial où le pouvoir renvoie son armée dans les casernes, tandis que resurgissent les sombres secrets de son « Etat profond». Elle ouvre la voie à la démocratisation de ses structures, accompagne l’émergence de nouvelles élites et la présence croissante d’une classe moyenne très active.
Incident entre le premier ministre turc et M. Shimon Pérès
« Il existe une nouvelle dynamique, et elle est alimentée par le peuple, mais l’Occident ne la comprend pas, souligne Ihsan Bal, professeur à l’Académie de police. Cela a débuté en 2003, lorsque les Etats-Unis ont voulu utiliser la Turquie comme porte d’entrée pour envahir l’Irak ; c’est le peuple — les députés et leurs électeurs — qui a dit “non”. »
On pourrait s’attendre à ce que la population s’inquiète en priorité des conséquences de la crise financière mondiale et du chômage — qui s’élève à 15 %, et sans doute à 30 % chez les jeunes. On découvre, en réalité, qu’elle se préoccupe plutôt de Gaza. Il y a un an, cinq mille personnes brandissant des drapeaux sont allées accueillir le premier ministre Recep Tayyip Erdogan à son retour du Forum économique mondial de Davos. Il venait de « claquer la porte » d’un débat télévisé organisé, le 29 janvier 2009, avec le président israélien Shimon Pérès. M. Erdogan lui avait lancé : « Vous êtes en train de tuer des gens », et l’animateur ne lui avait pas permis de réfuter la justification apportée par M. Pérès à la guerre contre Gaza lancée un mois plus tôt. Les Turcs s’intéressent beaucoup à la Palestine. Ils apprécient également la sincérité des sentiments de M. Erdogan, son charisme et ses origines modestes.
Des observateurs ont noté que les Etats-Unis n’étaient pas mécontents de l’incident entre M. Pérès et le premier ministre turc — qui a transformé ce dernier en héros pour le monde arabe et musulman —, même s’ils auraient souhaité voir la Turquie témoigner de la sympathie au Fatah, et pas seulement au Hamas, afin d’aider à relancer le « processus de paix ». D’autres pensent que son appui au gouvernement du Hamas (visible notamment à travers l’invitation de son chef, M. Khaled Mechaal, à Ankara) devrait rapporter certains dividendes ; par exemple, la libération du soldat israélien Gilad Shalit, capturé le 25 juin 2006 et détenu depuis dans la bande de Gaza.
L’arrivée au pouvoir de l’AKP, en 2002, n’a pas empêché le maintien de liens étroits avec Israël, comme l’ont montré ses efforts de médiation avec la Syrie. Mais le climat a changé à partir de l’intervention israélienne de 2008 à Gaza. L’annulation d’exercices militaires conjoints, en octobre 2009, l’a confirmé. En janvier 2010, la Turquie a bruyamment réagi contre le traitement « humiliant » qu’avait fait subir le vice-ministre israélien des affaires étrangères Danny Ayalon à son ambassadeur en Israël . Elle a menacé de rappeler son diplomate, et demandé des excuses qu’elle a obtenues.
Cela signifie-t-il un changement radical dans les rapports entre les deux pays ? Mme Meliha Altunısık, professeure à la Middle East Technical University d’Ankara, explique que, après la guerre de Gaza, « n’importe quel gouvernement aurait eu à infléchir sa politique et à critiquer Israël — qui, d’ailleurs, avec ses dirigeants actuels, est de plus en plus isolé. Avec M. [Barack] Obama au pouvoir, sa position stratégique est en déclin ». De nombreux Turcs soulignent aussi que leur pays est devenu plus important pour Israël, même sur le plan économique, qu’Israël pour la Turquie. Ils envisagent un possible amenuisement des relations mais rien de plus, car ils ne tiennent pas davantage que les Arabes à ce qu’Ankara coupe les ponts avec Israël.
« Les responsables de la région, note Mme Altunısık, se tournent vers la Turquie et l’incitent à jouer un rôle constructif. L’économie est la clé, mais la personnalité de M. Erdogan joue également : j’ai rencontré des femmes, au centre de Damas, qui apprennent le turc à cause de lui ! Tout a commencé en 2003, lorsque Ankara a tenu tête aux Etats-Unis et refusé de laisser utiliser le pays comme une base de la guerre en Irak. Dominait le sentiment que, contrairement aux autres dirigeants, il avait réussi à faire quelque chose. »
« En revanche, poursuit-elle, on voit nettement la concurrence que se livrent Ankara et Téhéran : par son soutien ouvert à Gaza, son engagement dans les négociations entre la Syrie et Israël, sa contribution à la résolution de la crise présidentielle libanaise, la Turquie a essayé de voler la vedette à l’Iran. Ankara tire de multiples avantages de sa volonté de résoudre les problèmes par la coopération : le développement de ses relations avec les Etats arabes et l’Iran, des gains économiques, ainsi que la stabilité dans cette partie du monde. Pour la Turquie, c’est, à long terme, une stratégie “gagnant-gagnant”. »
L’Iran est pratiquement le seul sujet de politique étrangère qui divise les Turcs. Pour M. Yavuz Baydar, correspondant politique de Today’s Zaman, un quotidien anglophone proche du gouvernement, il ne faut pas s’inquiéter de ce qui se passe entre M. Erdogan et le président Mahmoud Ahmadinejad : « Tous deux sont issus du peuple et se conduisent comme des gens ordinaires, même s’ils se méfient l’un de l’autre. » Pour certains, en revanche, les tentatives de médiation sur la question du nucléaire iranien sont au mieux naïves, au pis dangereuses. Ces divergences reflètent les difficultés à saisir les ambitions de Téhéran, mais aussi la crainte d’une situation explosive aux portes de la Turquie.
Parmi les pays arabes, c’est la Syrie qui fait rêver les Turcs. Sur les campus, des professeurs évoquent leur voyage à Damas. Si l’on considère les anciennes et mauvaises relations entre les deux pays — avec le soutien syrien au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans les années 1980, les revendications de Damas sur le Hatay (autrefois le sandjak d’Alexandrette) ou encore la question du partage de l’eau —, l’évolution actuelle tient un peu du miracle.
Un ajustement naturel aux réalités de l’après-guerre froide
Concernant Bagdad, l’intérêt des relations économiques et sociales comme les efforts de la Turquie pour obtenir que les groupes sunnites s’assoient à la table des négociations font qu’un calme relatif règne à la frontière turco-irakienne — et un trait a bien été tiré sur l’offensive turque menée en 2007 contre les rebelles du PKK dans le nord de l’Irak. En Afrique également, les relations prospèrent, notamment avec la Libye et le Soudan. Néanmoins, le premier ministre a récemment commis une « gaffe » vis-à-vis de ce dernier pays : il y a en effet déclaré, le 9 novembre 2009, que les crimes de guerre israéliens étaient pires que ceux pour lesquels le président Omar Al-Bachir avait été inculpé par la Cour pénale internationale . Enfin, la présence « non combattante » de mille sept cent cinquante soldats turcs en Afghanistan contribue à la bonne image d’Ankara dans la région.
Mais la Turquie ne regarde pas seulement vers le monde musulman : elle se projette aussi vers la Russie, la Serbie, la Géorgie et même l’Arménie. Deux protocoles ont été signés avec cette dernière, le 10 octobre 2009, pour établir des relations diplomatiques et ouvrir les frontières. Sur le dossier épineux de Chypre, enfin, l’espoir se fait jour que, avec le nouveau premier ministre grec Georges Papandréou, quelques progrès puissent être obtenus.
La nouvelle ligne diplomatique turque, ses ambitions à l’Est comme au Sud, reflètent-elles, ainsi que le suggère ici ou là la presse occidentale, la renaissance d’une « mission ottomane » ? Ce concept ne figure ni dans le vocabulaire, ni dans la réflexion des dirigeants et du peuple turcs. Pour M. Temel Iskit, ancien diplomate qui fut, dans les années 1980, le premier directeur général du ministère chargé des affaires européennes au sein du gouvernement turc, les accusations de « néo-ottomanisme » visent à faire croire « que la Turquie s’islamise et ne tient plus à rejoindre l’Europe ». Selon lui, elles sont injustifiées, et « proviennent de capitales qui rejettent l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne, ainsi que de la presse américaine pro-israélienne ».
M. Iskit a autrefois été un sympathisant du Parti républicain du peuple (CHP), mouvement d’opposition laïque de centre gauche dont l’origine remonte au parti unique créé par le père de l’indépendance, Mustapha Kemal, dit Atatürk. Comme beaucoup d’autres, il a perdu confiance dans la ligne de son organisation et dans son dirigeant, M. Deniz Baykal. « Après une vie passée à défendre tout ce qui était tabou — l’Arménie, Chypre, les Kurdes —, j’ai révisé mes opinions et décidé de m’exprimer. » Il tient une chronique dans Taraf, le quotidien indépendant d’Istanbul.
Cette attitude nouvelle de la Turquie sur la scène internationale représente-t-elle un changement d’orientation stratégique ? « La Turquie a toujours occupé une place géopolitique centrale, considère M. Iskit. Mais, à cause de sa jeunesse et de sa lutte pour l’indépendance, au lendemain de la première guerre mondiale, puis de la guerre froide, notre pays a constamment été sur la défensive. Ce qui a changé, c’est qu’il a commencé à se démocratiser grâce aux critères de Copenhague, adoptés avant que l’AKP n’arrive au pouvoir, puis avec le consentement de l’armée à cesser toute ingérence sur le terrain politique. Cette démocratisation a débouché sur un nouvel esprit de coopération et de négociation. »
Kadri Gürsel, éditorialiste du quotidien laïque Milliyet et commentateur populaire à la télévision, affirme que « l’actuelle orientation de la politique étrangère turque aurait été adoptée par n’importe quel gouvernement ». Et il ajoute : « Nos atouts en politique étrangère ont été multipliés par le boom économique en 2002-2003, par l’ouverture des négociations pour l’adhésion à l’Union européenne, et par le règlement d’un problème de sécurité majeur avec la capture d’[Abdullah] Öcalan. Nous assistons à un ajustement naturel de la Turquie aux réalités de l’après-guerre froide et de la mondialisation, qui ont créé une nouvelle dynamique. Mais un parti laïque n’aurait pas aussi bien tiré profit de la situation : l’AKP se sent à l’aise au Proche-Orient, en particulier avec les sunnites. » Cependant, même si, par exemple, nombre de ministres et de conseillers parlent arabe, il n’existe pas selon lui d’« axe oriental », ni de changement dans les alliances.
Etre à la fois occidental, démocratique, moderne et musulman
A ses yeux, la situation économique de la Turquie explique beaucoup de choses : « Elle est condamnée à une croissance fondée sur les exportations, parce qu’il n’existe pas de structure d’épargne intérieure. Elle doit donc trouver de nouveaux marchés, en premier lieu au Proche-Orient. Globalement, cela a fonctionné : les membres du gouvernement gèrent correctement l’économie, et ils ont le sens du commerce, même s’ils ont tendance à monopoliser les profits pour les leurs. Ils aident ainsi la base sociale de l’AKP, en Anatolie, à former une nouvelle classe moyenne, ce qui représente une police d’assurance pour une démocratie stable. »
M. Soli Özel, professeur de relations internationales à l’université Bilgi d’Istanbul, estime, lui, que beaucoup en Occident ont du mal à accepter une Turquie décidant elle-même de ses priorités. L’AKP, qui a de très bonnes relations avec les Etats-Unis, souhaite la stabilité, une zone de prospérité et de sécurité aspirant à la paix, contrairement à Israël et à l’Iran. Soulignant lui aussi une continuité dans la politique étrangère turque, M. Özel remarque : « L’AKP a conceptualisé cela mieux que d’autres. »
« La question du caractère “occidental” de la Turquie concerne moins son orientation stratégique que le fait de savoir si elle deviendra un vrai pays occidental, explique-t-il encore. Si l’Union européenne se met elle-même hors de l’équation parce qu’elle ne comprend pas bien les agissements de la Turquie — qui sont pourtant dans l’intérêt de l’Occident —, la plupart de nos relations avec l’étranger seront conduites à travers les Etats-Unis. Au cas où on en arriverait là, Washington insistera-t-il pour que la Turquie devienne un véritable pays occidental et démocratique ? Si les Etats-Unis poussent l’Union à aller de l’avant dans l’adhésion de la Turquie, ce sera la preuve que nous avons atteint ce stade. »
Ankara espère que M. Obama réussira mieux que M. George W. Bush. « Sa conception des choses est différente, explique Yasemin Congar, rédacteur en chef de Taraf et spécialiste des Etats-Unis. Il a des atouts : ses origines, sa formation multiculturelle et sa connaissance du monde musulman. Les Turcs n’oublient pas qu’il se prénomme aussi Hussein. » Son discours du Caire en faveur d’un dialogue avec l’islam et du respect des droits de la personne, en juin 2009, fait écho aux préoccupations d’Ankara. Mais son incapacité à obtenir d’Israël l’arrêt total de la colonisation en Palestine et sa décision d’envoyer des troupes supplémentaires en Afghanistan ont déçu ; aussi faudra-t-il des signaux forts de la Maison Blanche sur le dossier palestinien pour dissiper la méfiance de l’opinion turque.
L’amertume à l’égard de l’Europe est réelle, et ressort dans tous les discours sur la politique étrangère. Les reproches adressés au gouvernement, accusé de ne pas avoir recherché avec suffisamment d’enthousiasme l’adhésion à l’Union, n’ont plus guère de poids depuis que M. Nicolas Sarkozy et Mme Angela Merkel se sont prononcés pour le « non ». L’idée que, par son prestige renforcé, notamment au Proche-Orient, le pays sera en mesure d’apporter davantage à l’Union semble mieux reçue. Et, s’il n’est pas invité à y entrer, il n’en restera pas moins que son rôle sur la scène internationale aura augmenté.
Secrétaire général de l’Association des industriels et des entrepreneurs de Turquie (Tüsiad), traditionnellement aux mains des vieilles familles laïques d’Istanbul, M. Zafar Yavan se plaint : « Le gouvernement n’a pas bougé assez vite sur l’Union européenne, particulièrement en ce qui concerne les marchés publics et d’autres questions économiques, ce qui a suscité des doutes sur son engagement. » Il nuance toutefois son propos en soulignant que « le ralentissement du processus de convergence a plus à voir avec M. Sarkozy qu’avec la Turquie. Celle-ci progressera avec ou sans ce gouvernement, car la démocratisation engagée par l’AKP restera : c’est un processus à sens unique. Le rythme de ses réformes et sa persévérance sont sans comparaison avec les actions des gouvernements précédents. »
Amertume à l’égard de l’Europe, ouverture vers l’Est et le Sud
Ex-ministre CHP de la justice, Mme Ayse Celikel a toutes les raisons de s’opposer au gouvernement de l’AKP, notamment parce qu’elle dirige une association (Cagdas Yasam Dernegi) qui dispense un enseignement laïque pour les filles et se trouve actuellement soumise « aux pressions du pouvoir, avec quatorze employés interpellés sans que les chefs d’accusation aient été portés à leur connaissance ». Se qualifiant de « kémaliste, mais avec un esprit ouvert », elle reconnaît que, « avec l’adhésion à l’Union européenne passée au second plan, le gouvernement est engagé dans un exercice d’équilibre dans ses ouvertures vers l’Est et le Sud ». Mais elle précise : « Tant qu’il ne s’éloigne pas davantage de l’Europe, ou ne se rapproche pas plus de l’Iran, je suis d’accord. »
Et que pense M. Armagan Kuloglu, général à la retraite et l’un des principaux membres du nouveau Centre d’études stratégiques sur le Moyen-Orient ? Il se proclame ataturkcu (« disciple d’Atatürk »), mais pas kémaliste — ce qui implique « la défense de la nation turque sur une base ethnique ». Il a sûrement quelques critiques à formuler ? Bien sûr, il défend les vieux dogmes : « Le nord de Chypre doit être reconnu comme un Etat ; les Kurdes ne sont pas un problème ; l’Arménie doit cesser d’affirmer qu’il y a eu génocide... » Pourtant, lui aussi estime qu’« il n’y a eu aucun changement d’orientation ni renversement d’alliances : le gouvernement cherche tout simplement de bonnes relations avec les pays voisins, et c’est la première fois que cela arrive » grâce à l’évolution de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran. Il ne critique même pas la politique gouvernementale face à l’Union européenne, « sauf quand elle fait des concessions ». Il « serait heureux que la Turquie n’entre pas dans l’Union, parce que cela signifierait le partage de notre souveraineté, précise-t-il aussi, et que, n’étant ni les Pays-Bas ni l’Italie, ce partage affecterait notre sécurité ». S’il défend le rôle traditionnel de l’armée dans la politique, M. Kuloglu concède qu’elle perd de l’influence, et qu’il y a eu en son sein « certains comportements ambitieux confirmés par l’affaire Ergenekon ».
De nombreux Turcs craignent que le gouvernement AKP, à force de jongler avec trop de balles, ne finisse par en laisser tomber quelques-unes. Certains n’adhèrent pas à l’idée du « zéro problème avec les voisins et pas de bâton », autrement dit : au règlement des conflits par la persuasion et les avantages économiques. Et si la carotte ne fonctionnait pas sans le bâton ? Si la Turquie allait se trouver en danger pour avoir surestimé son potentiel de soft power ?
A sa manière, Mme Altunısık répond à ces craintes : « Pour l’instant, la question est prématurée. Et puis, elle ne prend pas en compte l’essentiel : la manière dont se mène la politique étrangère est aussi importante que les résultats finaux. La Turquie passait auprès de tous ses voisins pour une puissance périphérique ; maintenant, vous ne pouvez discuter de l’avenir de nombreuses régions du monde sans parler d’elle. »
Wendy Kristianasen
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