Peu après le 11-Septembre, les commentateurs américains reprenaient tous le même refrain : “Pourquoi nous haïssent-ils ?” Les Américains s’étaient toujours considérés comme une puissance bienveillante, et le spectacle de foules en liesse à Gaza ou au Liban qui célébraient la destruction du World Trade Center les a laissés perplexes. Mais ces temps-ci, les Européens peuvent à leur tour, tout autant que les Américains, se demander pourquoi ils suscitent si peu de respect dans le reste du monde. Si un livre blanc chinois présentait auparavant l’Europe comme “la superpuissance mondiale en devenir”, ces dernières semaines, le chœur des commentateurs internationaux a commencé à tourner en dérision les prétentions de l’Europe.
Kishore Mahbubani, directeur de l’Ecole d'administration publique, Lee Kwan Yew de Singapour, accuse l’Europe ne plus comprendre “à quel point elle perd toute importance aux yeux du reste du monde”, tandis que Richard Haass, président du US Council on Foreign Relations, disait publiquement “adieu à l’Europe en tant que grande puissance”. Et ce ne sont pas là des voix isolées ou marginales. Mahbubani dirige l’un des instituts politiques les plus en vue en Asie, et Haass est un diplomate chevronné et non aligné sur le plan politique. Alors, pourquoi les pays européens sont-ils la cible de cette vague de dérision ? Après tout, plus encore que les Américains, ils ont le droit de croire que leur continent exerce une influence fondamentalement bénigne.
L’Europe est un géant pacifique, assemblage malhabile d’Etats-nations dont les engagements à l’étranger semblent se limiter à débourser des aides au développement et à organiser de longues conférences un rien filandreuses. Nous avons nos problèmes internes, mais pas au point de nous attirer le mépris des élites de New Delhi, de Pékin ou du Caire. Donc, pourquoi l’enthousiasme a-t-il si rapidement tourné au vinaigre ? Je ne pense pas que l’on ne puisse y voir que de l’envie : les gens ne sont pas simplement jaloux des salaires, des vacances et des retraites de l’Europe. Pas plus qu’il ne faut, selon moi, y voir l’expression d’un désespoir face au processus tortueux de prise de décision interne en Europe, bien que ce phénomène fasse souvent les gros titres dans l’UE post-Lisbonne.
Une forteresse fermée rarement synonyme d’intégration
J’envisage plutôt une vérité moins plaisante. Les pays du monde entier éprouvent depuis longtemps du ressentiment à l’égard de la tendance moralisatrice et de l’interventionnisme de l’Occident. Aujourd’hui, ils se sentent assez sûrs d’eux pour prendre de haut une Europe dont l’influence planétaire n’est plus envisagée comme allant d’elle-même. Exemple des limites de notre soft power ["puissance douce"], quand je demande aux gens, un peu partout dans le monde, ce que le mot “Europe” représente pour eux, je suis toujours surpris de voir à quel point ils ne pensent pas à la démocratie sociale, aux droits de l’homme ou même à la “bonne vie”.
Majoritairement, c’est du pouvoir colonial européen qu’ils se souviennent, et de notre sentiment durable de supériorité et d’autosatisfaction. Si, pour les Européens, l’histoire est marquée par 1918, 1945 et 1989, le reste du monde, lui, n’a pas oublié 1842, 1857 et 1884, et ne les oubliera jamais. Bien des fois, il nous a été donné de tirer un trait sur le passé, et pourtant, beaucoup voient dans l’Europe une forteresse fermée rarement synonyme d’intégration ou d’innovation. L’Europe peut-elle s’arracher à son passé ? La réponse est oui, mais si l’on veut qu’elle devienne la grande puissance multilatérale dont nous rêvons, il est plus que temps de la repenser.
La première étape serait de projeter une image plus inclusive, celle d’un continent ouvert à de nouveaux venus et de nouvelles idées. Aux Etats-Unis, l’élection du fils d’un Kenyan à la présidence n’a peut-être pas fait grand-chose pour effacer les inégalités des centres-villes américains, mais en un coup, elle a permis au pays de se réinventer et de se renouveler en tant que nation mondiale. Bien des immigrés réussissent en Europe, mais on est hélas obligé de constater qu’il y avait davantage de diversité ethnique au sein du politburo de Staline que dans la Commission européenne.
Des vieilles rivalités nationales toujours visibles
Mais chaque fois que nous devons être confrontés au monde extérieur, le masque ne cesse de tomber ; et les vieilles rivalités nationales et les machinations deviennent visibles, elles dépassent du masque dans toute leur laideur. Quand le moment est venu de réformer le Conseil de sécurité des Nations unies ou le système du vote au sein des institutions nées de Bretton Woods, nous freinons des quatre fers et enfonçons notre tête dans le sable.
Je crois sincèrement que les Allemands ne comprennent pas qu’ils sont ridicules quand ils réclament un siège européen permanent supplémentaire au Conseil de sécurité, alors que l’Inde n’y a pas encore sa place. De même, on fait grand cas de la politique étrangère et de sécurité commune, mais dans les interventions africaines de l’Europe — unique engagement substantiel hors des marches du continent —, on peine à ne pas retrouver les machinations postcoloniales des intérêts français, belges et britanniques.
Un continent qui n'assume pas ses responsabilités
Il nous faudrait tirer les leçons du succès diplomatique des Chinois en Afrique, à savoir que les nations en développement préfèrent obtenir des résultats que de s’attarder sur les façons d’y parvenir. Enfin, l’Europe doit cesser de se retrancher derrière les Etats-Unis, et commencer à assumer la responsabilité de ses propres décisions. Or cela ne pourra se faire tant que l’Europe sera gouvernée par une gérontocratie de centre-droit apparemment plus à l’aise agrippée au passé atlantiste que quand il s’agit de s’adapter à notre présent multipolaire.
Nos dirigeants passent leur temps à vouloir maintenir leur participation de principe à l’OTAN, obsédés par l’éventualité de la venue du président Obama au sommet UE-Etats-Unis, tout en se disputant quant à leurs pouvoirs de jure dans les institutions de Bretton Woods, alors qu’ils devraient comprendre que les règles du jeu sont en train de changer, et que les anciens réseaux perdent rapidement de leur influence. Ironie du sort, ces temps-ci, on a l’impression que les Américains le comprennent bien mieux que nous.
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