Aimé Césaire retraçant le destin tragique de Patrice Lumumba: bien bel hommage, que celui rendu ici par l’un des plus illustres poètes et dramaturges de la diaspora africaine à l’un des plus grands leaders politiques du continent. L’Histoire, on la connaît déjà, mais peut-être faut-il la rappeler: le 30 juin 1960, le Congo accède à l’indépendance. Joseph Kasavubu en est le président, et Patrice Emery Lumumba le premier ministre. Si le discours du premier à cette occasion fut passablement consensuel, celui de Lumumba fut incendiaire:
“Congolais, Congolaises, Combattants de l’indépendance, aujourd’hui victorieux.
C’est une lutte qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage, qui nous était imposé par la force.”
Ce discours, prononcé devant un Roi de Belgique blanc de stupeur, était un affront inacceptable. Il lui coûtera la vie: trois mois plus tard, trahi par son homme de confiance (le Colonel Mobutu), Lumumba sera arrêté, sauvagement torturé puis assassiné dans des conditions qui sont toujours restées assez troubles. Voilà pour la leçon d’Histoire. Au-delà de l’évident intérêt biographique de la pièce, la portée de Une saison au Congo est donc historique, elle se situe au niveau de la lecture dramaturgique que fait Césaire de cette page tragique de la décolonisation africaine.
Déjà, les personnages: pour les plus importants, Lumumba, bien sûr; Mokutu (1), le bien nommé (n’oublions pas que Mobutu était encore au pouvoir lors de la sortie de la pièce); et enfin l’Ambassadeur Grand Occidental, qui représente qui on sait. En trois actes, Césaire se focalisera donc exclusivement sur la très courte mais très intense vie politique de Lumumba.
Le premier acte s’ouvre sur les jours d’un bonimenteur qui vend de la bière pour vivre, et s’achève sur ceux d’un Premier Ministre ovationné par son peuple. Il décrit un Lumumba passant d’un extrême à l’autre, négociant l’indépendance de son pays, scandalisant l’occident avec son fameux discours, et formant son gouvernement. Ici déjà l’erreur fatale se dessine, car si Lumumba affirme “Je sais que Mokutu ne me trahira jamais”, Mokutu de son côté désapprouve la trop grande témérité du leader: “Trop aiguisé, le couteau déchire jusqu’à sa gaine”, pense-t-il in petto.
L’acte second est celui de la chute. L’Ambassadeur Grand Occidental avait déjà préparé son alibi: “Circonscrire partout le feu allumé par la pyromanie communiste”. Lumumba se débat entre les soldats mutins, les sécessionnistes katangais, les banquiers qui s’en vont, l’ONU qui l’aide sans l’aider. Il se tue à la tâche, mais la réalité devient évidente, et il faut accepter le verdict: “L’Etat est un oeuf. Trop serré, il se casse; pas assez, il tombe et se brise. Je ne sais pas si vous avez trop serré ou pas assez, mais c’est un fait, il n’y a plus d’Etat congolais.” Mokutu est chargé de liquider le contentieux, il choisira le pouvoir au lieu des 30 deniers. “Sais-tu ce que tu t’apprêtes à faire?”, lui demandera un Lumumba naïvement surpris de se voir trahi. “Je ne te suivrai pas dans ton apocalypse”, lui répondra Mokutu.
“Tant qu’il respire, il nuit”: le dernier acte est tout simplement macabre, une ronde de vautours autour d’un vivant qui en fait n’est qu’en sursis. “C’est l’invincibilité que j’incarne”, crie pourtant Lumumba avant de mourir, “Invincible comme l’espérance d’un peuple, comme le feu de brousse en brousse, comme le pollen de vent en vent, comme la racine dans l’aveugle terreau”.
Et c’est ici que Mokutu, le nouvel homme fort, tire la morale de la tragédie: “Tous les révolutionnaires sont naïfs”, conclut-il, “ils ont confiance en l’homme! Quelle tare! Confiance en l’homme!” Lumumba n’aura donc gouverné au Congo que durant trois mois, c’est à dire une saison. Sans doute la saison la plus importante de ce pays, celle dont on se souviendra toujours avec des torrents de regrets.
Il est difficile de rester indifférent à la puissance lyrique que Césaire a donné à Lumumba dans cette pièce, de rester indifférent à la dimension épique qu’il a conféré à son combat pour une Afrique digne. Sur plusieurs plans assez comparable à La Tragédie du Roi Christophe, Une saison au Congo s’impose comme une oeuvre particulièrement importante de par sa projection géopolitique, basée sur des faits réels.
En tournant la dernière page de cette oeuvre à la fois poétiquement dense et idéologiquement engagée, on ne peut s’empêcher de penser que le destin tragique de Patrice Emery Lumumba n’aurait pu trouver meilleur écho que celui-ci, l’écho réfléchi d’un des plus grands dramaturges de notre temps.
Mokutu.- Puisque tu m’interroges, je te répondrai par une histoire.
Lumumba.- Je déteste les histoires.
Mokutu.- C’est pour aller vite. A onze ans, je chassais avec mon grand-père. Brusquement, je me trouvai nez à nez avec un léopard. Affolé, je lui lance mon javelot et le blesse. Fureur de mon grand-père. Je dus aller récupérer l’arme. Ce jour-là, je compris une fois pour toutes que l’on ne doit pas attaquer une bête, si l’on est pas sûr de la tuer.
1 commentaire:
Mobutu : Le temps que j'annonce est le temps du sang rouge,
la liberté est pour demain.
Une saison au Congo, Aimé Césaire, éd. Seuil, 1966, scène II, p. 14
La revendication : Les voitures, c'est pour les ministres et les députés. Les femmes, c'est pour les députés et les ministres. Le père Noël, c'est pour les nègres à monocle. Que le père Noël soit pour tous ! Voilà comme nous l'entendons, nous, l'indépendance du Congo !
Une saison au Congo, Aimé Césaire, éd. Seuil, 1966, scène VII, p. 34
Mokutu à ces ministres : tous les révolutionnaires sont des naïfs : ils ont confiance en l'homme ! (il rit) Quelle tare !
Une saison au Congo (1966), Aimé Césaire, éd. Seuil, coll. Théâtre, 1966, acte III, scène 7, p. 130
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