Des coûts et des profits de l'immigration

« Que coûtent et que rapportent les immigrés ? Comme si elle était contenue dans la définition implicite de l’immigration, cette question semble traverser tous les propos qu’on peut tenir sur la présence des immigrés. L’immigration n’a de sens, et n’est intelligible pour l’entendement politique, qu’à la condition qu’elle soit source de « profits » ou, pour le moins, que les « coûts » qu’on lui impute n’excèdent pas les « profits » qu’elle peut procurer.

 À partir de ce présupposé s’est constituée toute une méthode d’analyse qui consiste à recenser les effets, certains positifs (les « profits »), d’autres négatifs (les « coûts »), de l’immigration. Mais parce qu’elle n’est pas seulement une pure investigation des incidences de tous ordres que peut avoir l’immigration, la manière habituelle aux économistes et surtout aux économètres de « traiter les problèmes de la migration en termes complémentaires ou antithétiques de coûts et avantages » n’est possible qu’à la condition qu’on ne s’interroge ni sur la manière dont est constitué ce qu’on convient d’appeler respectivement « profits » et « coûts », ni sur la signification politique de l’opération elle-même qu’on présente comme n’étant, à la limite, qu’une technique « comptable » ou une technique administrative du type des études de « rationalisation des choix budgétaires » ou encore des travaux préparatoires des commissions du Plan..

La pratique économique ou le calcul économétrique procèdent ici comme si la définition qu’ils donnent de ce qui est « coût » et de ce qui est « profit » avait une valeur absolue, c’est-à-dire invariable et de portée universelle, et comme si la frontière tracée arbitrairement entre les uns et les autres était nécessaire et immuable. Ce partage étant fait une fois pour toutes, il ne reste qu’à affiner l’investigation des éléments à prendre en considération pour établir le bilan de chacune des rubriques et, en fin de compte, le bilan global de l’immigration ; à préciser les évaluations auxquelles on procède à cet effet, en introduisant notamment un certain nombre de distinctions, comme par exemple la distinction entre effets à court terme et effets à plus long terme, effets masqués qui n’apparaissent que tardivement, ou encore, dans le meilleur des cas, entre effets quantitatifs (les effets économiques essentiellement et, encore, ceux d’entre eux qui sont les plus facilement quantifiables) et effets qualitatifs, c’est-à-dire, en gros, toute une série d’autres présupposés (ou préjugés) sociaux, politiques, culturels, etc., que l’économie au sens étroit du terme ne peut saisir et encore moins mesurer, se contentant de les mentionner ou des les suggérer..

En fait, chacun des éléments pris en considération pour dresser cette sorte de bilan comptable des « coûts » et « avantages » de l’immigration constitue un enjeu de luttes, pas seulement entre théoriciens de l’économie de l’immigration ou encore entre spécialistes de la gestion sociale des Immigrés, mais un enjeu de luttes sociales : la lutte pour la représentation de l’immigration et des immigrés en termes économiques de « coûts » et « profits » est, en réalité, l’exemple même du travail politique qui se déguise sous les dehors d’une simple opération d’ordre économique. Rationaliser dans le langage de l’économie un problème qui n’est pas (ou pas seulement) économique mais politique revient à convertir en arguments purement techniques des arguments éthiques et politiques..

Il est comme « nature » même de l’immigration qu’on s’interroge, et même qu’on polémique sur ce qu’elle « coûte » et sur ce qu’elle « rapporte ». Cette problématique s’impose d’elle-même au point qu’elle apparaît comme allant de soi et comme la seule possible ; non seulement, elle dispense de toute autre question, mais elle interdit qu’on la soumette elle-même à une réflexion critique. L’exercice comptable qui la retraduit ne saurait se réduire à ce qu’il croit et veut être, une simple technique visant à « rationaliser les choix » des décisions à prendre. Parce qu’il s’applique à une population jouissant d’un statut particulier, il n’a rien de commun avec tel ou tel exercice analogue portant sur un autre groupe : quand il s’agit, par exemple, de la petite enfance, des jeunes ou des personnes âgées, la question posée est seulement de prévoir et de dégager les moyens que requiert le traitement qu’on veut réserver à la population concernée, alors que, dans le cas de la population immigrée, il s’agit de juger des profits et des coûts de la politique qui consiste à recourir à l’immigration, c’est-à-dire de l’existence ou de la « disparition » de la population immigrée. Au travers d’une question apparemment technique, c’est tout le problème de la légitimité de l’immigration, problème qui hante tous les discours de cette nature, qui est objectivement posé. Il n’est presque aucun propos tenu sur les immigrés, surtout quand ce propos porte explicitement et sciemment, comme c’est le cas avec la « théorie économique des coûts et profits comparés de l’immigration », sur la fonction de l’immigration, qui ne consiste, tantôt à légitimer et, tantôt, à dénoncer l’illégitimité (foncière) de l’immigration..

La lutte autour du « bilan social de l’immigration » pourrait être, comme beaucoup de luttes autour d’enjeux politiques, une lutte sans fin en raison des nombreuses constructions et reconstructions auxquelles donnent lieu les multiples effets de l’immigration – en nombre indéfini – tous susceptibles d’être constitués en « coûts » ou en « profits ». Parce que « la théorie économique des coûts et profits comparés de l’immigration » n’a suscité, jusqu’ici, que des divergences portant sur l’évaluation des éléments qu’il y a lieu de prendre en compte, l’accord s’étant réalisé d’emblée sur tout ce que cette théorie demande qu’on lui accorde préalablement à toute discussion, à savoir, entre autres choses, le principe du partage entre ce qui est « coût » et ce qui est « profit », le principe de l’établissement d’un solde positif ou négatif de l’immigration, etc., elle a masqué toute une série d’autres questions devenues impensables, comme, par exemple, la question de savoir à qui « coûte » et à qui « rapporte » l’immigration. Mais, plus fondamentalement, qualifier exclusivement de « coût » ou de « profit » chacun des éléments discernables, et arbitrairement dissociés, d’un ensemble qui n’a de réalité (économique et politique) qu’en tant que totalité revient à imposer le sens qu’on entend donner à chacun de ces éléments et à l’imposer d’autant plus impérativement qu’on ne se doute pas de l’opération d’imposition qu’on accomplit de la sorte. (...).

S’il est pour les pays d’immigration un « profit » immédiat, « profit » initial et apparemment net de tout coût en compensation, c’est celui qui consiste à « importer » des hommes adultes et encore jeunes donc « utiles » et productifs dès le premier jour de leur arrivée ; ce « profit » qui consiste dans l’économie réalisée sur ce qu’Alfred Sauvy a appelé « le coût d’élevage » est considérablement atténué dans le rapport de Fernand Icart pour ne pas dire qu’il a été transformé en « coût » ; la « qualité » de ces hommes qui ont été élevés dans des pays pauvres, sous-développés, donc à un « coût » moindre que le « coût moyen français », fait qu’ils reviennent plus « cher » (ou tout au moins plus « cher » qu’on ne pense) en raison du « coût » dont il faut payer leur adaptation à la société et au travail qui les utilisent..

À ce jeu, tout peut être « coût » et « profit » : ce qui est « coût » selon telle vision politique du phénomène de l’immigration peut être « profit » selon telle autre et inversement. On pourrait continuer à énumérer longtemps encore les « contradictions » de ce type, chacun des critères retenus pouvant être classé comme « coût » ou comme « profit » ou, tout au moins, comporter sa part de « coût » et sa part de « profit ». Et plus on s’éloigne des aspects sur lesquels porte traditionnellement et prioritairement l’économie ou, en d’autres termes, plus on se rapproche des facteurs que néglige la technique économique, parce qu’ils sont rebelles à la « mesure » (quantitative), plus est grande l’indétermination et, par suite, plus sont faciles et fréquentes les manipulations et les inversions de sens qu’on peut opérer; plus il apparaît que les faits qu’on analyse et qu’on interprète comme données purement économiques sont aussi, et peut-être avant tout, des faits et des réalités politiques, sociaux, culturels.

Ainsi, par exemple, du taux de natalité des familles immigrées en général et des familles originaires des pays d’Afrique du Nord plus particulièrement : tantôt on se félicite officiellement du surplus démographique que ces familles apportent à une population qui tend à décroître et à vieillir, tantôt on déplore (tout aussi officiellement) ce même accroissement d’une population qu’on continue à appeler « population immigrée » (bien que les jeunes générations nées en France n’aient émigré de nulle part), parce qu’il est « coûteux », parce qu’il pèse trop lourd sur les mécanismes d’aide aux familles – pour ne pas dire parce qu’il est « encombrant » – les arguments « économiques », ou la formulation en termes économiques d’arguments d’une autre nature, étant plus facilement ou plus innocemment avouables. Et ce qui est dit de l’ambiguïté du taux de fécondité de la population immigrée, c’est-à-dire, au fond, de l’immigration familiale et du passage de l’immigré ancien, simple travailleur isolé et sans sa famille, au géniteur, vaut aujourd’hui, en raison des difficultés du marché de l’emploi, pour cette autre caractéristique de l’immigré, qui pourtant le constitue et qui le définit, à savoir son statut de travailleur : le « profit » représenté par la force de travail qu’il apporte – et qui a pour contrepartie le salaire qu’on lui verse et qu’il peut transférer – tend à être redéfini comme un « coût », un « coût » direct lorsque l’immigré est chômeur, perdant de ce fait personnellement la justification qui faisait son existence, un « coût» indirect lorsque l’immigré est occupé comme si l’emploi qu’il occupe constituait une sorte de manque à gagner, de dommage virtuel occasionné à la main-d’œuvre nationale..

Relevant d’une opération de construction dont la genèse et la signification objectivement politiques peuvent échapper à ses auteurs, la mise en parallèle de ce que « coûte » et de ce que « rapporte » l’immigration ne peut qu’opposer les différents groupes qui, parce qu’ils sont inégalement ou différemment « intéressés » par l’immigration, sont portés à produire des définitions antagonistes. S’il est plus aisé et plus agréable d’énoncer ces « coûts » et ces « profits » – surtout les « coûts » – dans le langage technique et relativement neutre (ou voulu et perçu comme tel) de l’économie, il reste que ce langage ne peut masquer qu’il s’agit, en réalité, de « coûts » et de « profits » qui se réfèrent à des systèmes de valeurs étrangers à la sphère de la stricte économie. Pour être acceptable, il aurait fallu que cette sorte d’» économie de l’immigration » soit une économie totale, c’est-à-dire qu’elle intègre tous les autres « coûts » et tous les autres « profits », laissés pour compte ou totalement ignorés par la théorie strictement économique. » (Abdelmalek Sayad)

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