Hommage à Haïti !

« Haïti est la première colonie noire à s’être battue pour son indépendance puis, une fois son indépendance conquise, à prendre le régime de république. Cela se passait à la fin du 18è s. Actuellement, le peuple haïtien est l’un des peuples les plus malheureux, à cause de la situation que vous connaissez. J’ai été fasciné par Haïti, parce que c’est une sorte « d’œil grossissant » pour toutes les Antilles, et pour l’Afrique aussi, et en étudiant l’histoire d’Haïti, on pourrait avoir une idée de tous les problèmes du Tiers-Monde. » (Extraits d’un entretien avec A. Césaire réalisé par K. Chraibi)


« La Tragédie du Roi Christophe », une pièce d’Aimé Césaire créée au théâtre de l’Odéon à Paris en mai 1965, raconte la tragique épopée de Christophe, un esclave, cuisinier de son état, qui prit une part éminente à la lutte de libération d’Haïti, devenant général, puis s’autoproclamant roi, avant de devenir un dictateur sanguinaire. Ni héros, ni saint, ni usurpateur, c’était un homme doué d’une immense bonne volonté, qui essayait désespérément de trouver sa voie. Cherchant à émuler la grandeur de la France, il s’entoura tout d’abord d’une Cour grandiose, « parfaite réplique en noir de ce que la vieille Europe a fait de mieux en matière de Cour », parce que « la forme, mon cher, c’est ça, la civilisation ». Pendant quelque temps, il fut un chef très populaire, contrairement à son rival, « cette couille molle de Pétion qui a proposé de verser une indemnité aux anciens colons, lui, un Noir, pour les avoir imprudemment frustrés du privilège de posséder des noirs. »
Mais, Christophe, l’ancien esclave, comprend rapidement qu’il ne suffit pas de s’entourer d’une Cour, pour effacer la tragédie du peuple haïtien « déraciné, humilié par la colonisation, ravalé collectivement au rang de la bête ». Il observe avec amertume : « Jadis, on nous vola nos noms. D’estampilles humiliantes on oblitéra nos noms de vérité. Sentez-vous la douleur d’un homme de ne savoir pas de quel nom il s’appelle ? A quoi son nom l’appelle ? »
Maintenant qu’il est roi, il décide : « De noms de gloire je veux couvrir vos noms d’esclaves, de noms d’orgueil nos noms d’infamie, de noms de rachat nos noms d’orphelins ». Pour symboliser cette « nouvelle naissance », Christophe rêve de construire une Citadelle, immense, gigantesque, « une ville, une forteresse, un lourd cuirassé de pierre inexpugnable ... à ce peuple qu’on voulut à genoux, un monument qui le mît debout... une citadelle construite par le peuple tout entier et symbolisant « la liberté de tout un peuple ». Il faudra travailler, et travailler encore, car « la liberté ne peut subsister sans le travail. » Il s’agit d’une œuvre gigantesque à soutenir si on veut mettre « tout cela debout », « mettre tout cela debout et à la face du monde, et solide. »
Mais, les paysans haïtiens ne comprennent guère la nécessité de construire cette citadelle. Ils ne comprennent pas la logique de ce roi qui leur déclare : « Ou bien on brise tout, on bien on met tout debout », et qui décide que « la liberté, ce n’est pas la liberté facile. » Mais Christophe insiste : « On brise, cela peut se concevoir... Tout par terre, la nudité nue. Restent la terre, le ciel : les étoiles, la nuit, nous les Nègres avec la liberté, les racines, les bananiers sauvages. Ou bien on met debout. Et vous savez la suite. Alors, il faut soutenir. Il faut porter : de plus en plus haut. De plus en plus loin. »
Christophe est convaincu d’avoir fait le bon choix et décide d’obliger son peuple à le soutenir, « au besoin par la force ». D’où le commencement d’une dictature sanguinaire, impitoyable, qui réglemente les heures de travail et les heures de repos, déclarant inconstitutionnel le droit à la fatigue et à la lassitude. Malgré toute la peine que cela lui fait, Christophe n’hésite pas à mettre à mort ses plus vieux compagnons de route, lorsqu’ils commencent « à trop parler ». Quand ses propres généraux lui font défection, il se retrouve seul, atteint de surcroit de paralysie à cause du surmenage auquel il s’est astreint. Il mit fin à ses jours de manière tragique, en se tirant une balle dans la tête, lorsqu’il apprit que son armée avait complètement rallié l’armée de ses rivaux.
Le roi Christophe, dans sa quête de réhabilitation de sa race, vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis du monde entier, a-t-il trop demandé à son peuple ? Il s’en défend : « Je demande trop aux hommes. Mais pas assez aux Nègres, Messieurs. S’il y a une chose qui, autant que les propos des esclavagistes, m’irrite, c’est d’entendre nos philanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes sont des hommes et qu’il n’y a ni blancs ni noirs. C’est penser à son aise, et hors du monde, Messieurs. Tous les hommes ont les mêmes droits. J’y souscris. Mais, du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous ?
A qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu plaqué sur le corps, au visage, l’omniniant crachat ? Nous seuls, Messieurs, vous m’entendez, nous seuls, les nègres. Alors, au fond de la fosse. C’est bien ainsi que je l’entends. Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions : de là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil. Et si nous voulons remonter, voyez comme s’imposent à nous, le pied qui s’arcboute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent... Et voilà pourquoi il faut en demander aux nègres plus qu’aux autres : plus de travail, plus de foi, plus d’enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre pas et tenir gagné chaque pas. C’est d’une remontée jamais vue que je parle, Messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche. »
Pour nombre de personnes, le roi Christophe reste, à l’instar de Spartacus, le symbole de l’homme révolté contre la condition d’esclavage qui a prévalu pendant des millénaires dans les sociétés les plus diverses. Mais, aussi inattendu que cela soit, dans sa quête pathétique d’une identité qui lui soit acceptable, le roi Christophe peut aussi être considéré comme le précurseur et le modèle d’une multitude de leaders « visionnaires » qui se sont succédés depuis les années 1950 dans les pays d’Afrique, d’Asie, d’Europe de l’Est ou d’Amérique Latine. Comme lui, ces derniers ont tour à tour joué le rôle de libérateurs adulés et de chefs écoutés, avant d’assumer le rôle de dictateurs sanguinaires.

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