La loi sur les signes religieux de 2004 a établi la paix dans l'école publique. Mais à quel prix ? Elle a totalement délégitimé le foulard dans tout l'espace public, y compris la rue. Dans toute manifestation officielle, le foulard est banni comme étant antirépublicain mais, dans la rue où il est toléré, il est désormais "illégitime" sans être "illégal". On y perçoit, tour à tour, l'expression d'un système patriarcal, le signe d'un fondamentalisme impénitent ou encore le symbole d'un archaïsme et d'un traditionalisme qui n'ont rien à voir avec la modernité française.
On oublie entre-temps que le foulard peut, comme tout symbole religieux, changer de sens au cours de l'histoire et que si le président Obama a désigné une femme voilée comme conseillère des affaires musulmanes ou s'il y a des conseillères municipales ou des policières anglaises en foulard, cela signifie précisément l'individualisation de ce symbole religieux et non son "communautarisme" ou, pis encore, le fondamentalisme.
La délégitimation du foulard dans l'espace public a eu d'autres conséquences : des femmes portant le voile et revendiquant leur modernité ont, en grande partie, déserté la France où leur vie religieuse et professionnelle devenait infernale. Beaucoup de jeunes filles ou femmes qui avaient des diplômes ou préparaient un doctorat ou avaient un emploi ont quitté l'Hexagone pour les Etats-Unis, le Canada ou les Emirats, destinations moins rudes pour leur vie religieuse. Celles qui sont restées l'ont fait par manque de ressources intellectuelles ou économiques.
Cet état de fait apporte paradoxalement de l'eau au moulin des groupes fondamentalistes ou sectaires qui se réclament d'une vision fermée de l'islam pour exhorter leurs sympathisants à rejeter le mode de vie "impie" des Français. Pour les combattre, il aurait fallu avoir des femmes qui, au nom de l'islam et muni de la légitimité des symboles religieux (dont le foulard), puissent les combattre sur le terrain de la foi. Or ces femmes-là, qui sont elles-mêmes délégitimées dans l'espace public, ne peuvent plus servir de médiatrices contre la burqa, puisque, aux yeux de l'opinion publique, elles sont censées faire partie de celles-là mêmes qu'elles voudraient combattre. La République, de ce fait, manque cruellement de médiatrices crédibles aux yeux des musulmans eux-mêmes pour pouvoir mener le combat contre la burqa. Pis encore, la communauté musulmane dans son immense majorité, même si elle rejette la burqa - qui n'a ni légitimité coranique ni ne se trouve conforme à la tradition maghrébine dont sont issus l'écrasante majorité des musulmans français -, se sent malmenée par une éventuelle nouvelle loi qui la désignerait derechef comme "communauté déviante".
Sur le plan intellectuel, la situation n'est pas plus brillante. La France, comme la Suisse, a rejeté des intellectuels ambivalents qui rejettent le radicalisme islamique tout en intégrant dans leur discours des pans "fondamentalistes" de l'islam, comme Tariq Ramadan. La conséquence en est qu'ou bien l'on est un musulman républicain qui rejette tout conflit symbolique avec les lois de la laïcité, ou bien on est refoulé dans le camp des "fondamentalistes". Cela rend impossible la perversion des symboles religieux patriarcaux de l'intérieur en leur insufflant une signification individuelle et en se les réappropriant au sein d'un nouveau système de valeurs où la laïcité pourrait être la figure de proue.
Au lieu de bâtir un "foulard républicain" avec l'aide d'intellectuels et de penseurs religieux contestataires et contestés, on a voulu une République sans foulard et un islam sans fondamentalisme. La conséquence en est l'inverse : plusieurs quartiers dans de nombreuses banlieues sont désormais "fondamentalisés", les femmes y circulent à peine et un islam hyper-intégriste y règne qui ne trouve aucune opposition de la part d'un autre type d'islam, celui de gens qui pourraient épouser une forme de religiosité construisant les symboles religieux en instruments de la modernité dans l'espace public.
Le refus des communautés intermédiaires, la volonté de reproduire à l'identique la version dure de la laïcité dans un monde du XXIe siècle très différent de celui du XIXe, ont fait que l'on est démuni face à l'hyper-fondamentalisme islamique. Celui-ci, même s'il ne concerne que quelques milliers de gens (avec une bonne dizaine de milliers de sympathisants), ne trouve aucune autre version de l'islam susceptible de le contrarier dans l'attrait qu'il exerce sur les exclus, qui, de toutes les façons, ne sauraient s'intégrer, et une minorité de gens de classes moyennes qui veulent insuffler une âme à cette modernité froide et sans vocation autre que consumériste.
Le reflux de l'islamisme radical en Europe renforce, par un paradoxe apparent, l'hyper-fondamentalisme. La majorité de ceux qui étaient tentés, dans un passé encore récent, par la lutte violente contre la République adoptent désormais une posture fondamentaliste et conçoivent le rapport à la société comme un mal. La burqa s'inscrit aussi dans ce contexte de lutte symbolique contre une modernité perçue comme anti-islamique par les ex-partisans du djihadisme.
Un islam muni de symboles religieux transformés (le foulard comme affirmation de soi plutôt que comme soumission au patriarcat ou inscription dans le djihad) aurait pu être un bastion contre ce type de religiosité sectaire ; mais la France est la championne de son rejet.
Reste la tentation de légiférer. En le faisant, on rendra délictueux le port de la burqa et, en cas de récidive, il sera criminalisé. Dès lors, non seulement les musulmans de France, mais aussi ceux des pays musulmans, crieront sus à une France islamophobe, en unisson avec les démocrates et les libéraux d'autres pays occidentaux qui y verront une nouvelle marque de l'arrogance et de l'outrance franchouillardes.
Au lieu d'une nouvelle loi, il faudrait accroître les capacités de dialogue des communautés musulmanes de France en réaffirmant solennellement la liberté du port des symboles religieux dans l'espace public et en dissociant l'interdiction du foulard à l'école publique de sa délégitimation dans le monde externe. Il faudra reconnaître le particularisme individuel des musulmans pour combattre le particularisme à caractère hyper-fondamentaliste des groupes sectaires.
Farhad Khosrokhavar
De la bêtise islamophobe comme « exception culturelle » française
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