Portrait de Theodor Herzl



« S’il ne fut pas l’initiateur du sionisme, qu’il a plusieurs années ignoré, mais qui existait déjà, Herzl fut l’emblématique et très étrange fondateur d’un sionisme officiel, actif, structuré, internationalement reconnu.
Fragile et dynamique, de santé précaire, volontiers cosmopolite, Herzl, bel homme fort élégant, attachant, était fils unique de parents très aisés et fut toute sa vie affectivement blotti contre ces "chers, bons, bien-aimés parents dont je suis toute la vie, à qui je dois gratitude et amour le plus tendre jusqu’à mon dernier souffle", au point de menacer sa femme, Julie : "Toi et les centaines de milliers de ta sorte, je vous jetterai à coups de pieds hors de chez moi… plutôt que de blesser ma mère."


Juriste de formation, romancier, dramaturge sans grand talent ni succès, mais journaliste à juste titre de très grande renommée, aux "dons éblouissants, favori du public", selon son admirateur et protégé Stefan Zweig, il fut le Viennois juif le plus assimilé qui soit, le plus indifférent, et même intimement hostile à la religion comme aux traditions juives. Signe d’importance : son seul fils, Hans, ne fut pas circoncis.
Devenu grand prophète du sionisme, Herzl choquera fréquemment les milieux pratiquants, oubliant ouvertement, par exemple, de respecter le sabbat ou recevant, entouré de sa famille groupée autour d’un arbre de Noël, le très influent – et très indigné – grand rabbin de Vienne Moritz Güdemann.

Une usure permanente le mènera à une fin prématurée : il mourra d’épuisement à l’âge de quarante-quatre ans. Usure résultant d’un mariage désastreux, d’une santé fragile, mais surtout d’une incessante, d’une insensée fièvre d’activités liée à son projet monumental, de voyages continus, exténuants et souvent lointains, d’un stress croissant dû à son entreprise gigantesque, menée pratiquement seul avec fougue et courage.

Stress accru par une vie parallèle de journaliste professionnel, correspondant à Paris pendant quatre ans, puis directeur littéraire du plus grand et du plus prestigieux quotidien viennois, la Neue Freie Presse (Nouvelle presse libre) où, jusqu’à la fin de sa vie, il travaillera sous la coupe de ses deux patrons tout en négociant la création d’un Etat… dont son journal se refusait de parler !

Si sa profession le pose d’emblée comme un homme d’influence auprès de ses interlocuteurs les plus haut placés, il se plaint néanmoins de ce qu’il doit « supporter à la Neue Freie Presse où j’ai poursuivi ma besogne en tremblant pour le pain de mes enfants ». Une « servitude humiliante » mais nécessaire, la dot considérable de sa femme et tout autre revenu ayant fondu au profit de sa cause. En pleine gloire, déjà légendaire, mais submergé comme souvent par la dépression, il note le jour de ses quarante et un ans, trois ans avant sa mort : « Je dois hâter le pas. Cela fera bientôt six ans que j’ai créé ce mouvement qui me laisse vieux, fatigué et pauvre. »
Ce n’est pas précisément le sionisme que Herzl espérait d’abord fonder, mais, au cours des neuf dernières années de sa brève vie, c’est son opiniâtreté à devenir un fondateur qui le conduisit sur cette voie moins aristocratique qu’il ne l’avait d’abord souhaité.
Souvent "travaillé, rongé, tourmenté et rendu très malheureux", mais « pas vraiment ému jusqu’au fond de l’âme », par sa condition de juif, jamais il ne combattit politiquement l’antisémitisme : au contraire, sa politique consistera à l’accepter comme un fait établi, inéluctable, qu’il écrit avoir, à Paris, "commencé à comprendre, voire à excuser sur le plan historique". C’est encore à Paris, en janvier 1895, qu’il assiste à la dégradation publique du capitaine Dreyfus. "Et où cela ? En France. Dans la France républicaine, moderne, civilisée, cent ans après la Déclaration des Droits de l’homme."
A la même époque, Karl Lueger, tribun violemment antisémite, se présente à la mairie de Vienne (Hitler, qu’il subjuguera jeune homme, le désignera comme ayant été "le meilleur bourgmestre allemand de tous les temps", ajoutant : "Si le Dr Karl Lueger avait vécu en Allemagne, il aurait fait partie de nos plus grands esprits").

Herzl est dès lors convaincu de l’échec définitif de l’émancipation : « L’assimilation est une cause perdue. »
Il décide de l’inutilité de lutter contre l’antisémitisme. L’idée ne lui vient pas de faire barrage à la déferlante raciste en réfutant ses arguments, en s’opposant à ses buts, en se joignant aux défenseurs d’Alfred Dreyfus ; il entre de plain-pied dans la « logique» antisémite et s’y plie.

L’Affaire, à ses yeux, n’est pas un épisode : pour lui, elle représente un obstacle infranchissable, une conclusion définitive, un symptôme incontournable et devient le motif qui va lui permettre de vivre à la fois un renoncement qui lui est naturel, et sa véritable vocation : celle de leader d’un mouvement issu de ce renoncement même.
A Ludwig Speidel, son collègue à la Neue Freie Presse, il déclarait en 1894 déjà : "Je comprends l’antisémitisme… En fait, il est la conséquence de l’émancipation des juifs", à laquelle l’antisémitisme était pourtant, ô combien, antérieur !
En France, ses thèses recoupent alors celles en cours dans certains salons qu’il fréquente, devenu journaliste en vogue et lancé dans la vie parisienne. Une fois par mois il déjeune chez Alphonse Daudet, qui ne lui a pas caché son antisémitisme ; c’est là qu’il rencontre le plus notoire et le plus virulent ennemi des juifs, Edouard Drumont, féroce auteur à succès de La France juive, avec lequel il sympathise : "Une bonne partie de ma liberté conceptuelle, je la dois à Drumont."

Herzl n’est pas du bois dont on fait les antiracistes.

L’antisémitisme ? Une fatalité, selon lui, à laquelle les juifs peuvent seulement espérer se soustraire : "J’ai un fils. Pour son bien, je préférerais me convertir aujourd’hui plutôt que demain, pour qu’il appartienne le plus tôt possible à la communauté chrétienne et que lui soient épargnées les souffrances et les humiliations que j’ai supportées et continuerai à supporter parce que juif."

Néanmoins, il ne veut pas abandonner ses congénères « tant qu’ils sont persécutés » et, comme il espère qu’adulte Hans sera lui aussi "trop fier pour renier sa foi, alors même, j’en suis sûr, qu’il n’en aura pas davantage que moi", il en déduit que, précisément pour ne pas avoir à faire face à ce dilemme, "les garçons juifs devraient être baptisés dès l’enfance, avant d’avoir l’âge de réfléchir et tant qu’ils ne peuvent rien y faire. Il faut les fondre dans la majorité".
Ainsi, avant d’offrir pour unique solution à l’antisémitisme le départ de ceux qu’il vise, Herzl veut, au contraire, les faire s’ancrer grâce à une "conversion en bloc de tous les juifs au christianisme". Il a vocation à la soumission, mais spectaculaire, solennelle et gratifiante pour son initiateur : cette conversion aurait lieu, conduite par lui, "en plein jour le dimanche à midi dans la cathédrale Saint-Etienne, avec une procession solennelle et l’envolée des cloches,", rêve-t-il dans son journal un jour de Pentecôte, en 1895. Il a trente-cinq ans et se voit "déjà traitant avec l’archevêque de Vienne, discutant avec le Pape… ".
Ses projets si graves semblent souvent avoir été engendrés à partir de rêves éveillés au cours desquels il se projette frayant avec les Grands de ce monde : "Tout d’abord, je négocierai avec le tsar (auquel me présentera notre garant le prince de Galles) pour qu’il laisse sortir les juifs russes… ensuite je négocierai avec le Kaiser. Puis ce sera l’Autriche, suivie de la France… Si je veux être traité avec respect par les cours impériales, je dois obtenir les plus hautes décorations. En commençant par les anglaises."
Or, nombre de ces rencontres fantasmées finiront par avoir lieu ! Par exemple, en 1898, avec le Kaiser, qu’il espère convaincre d’intercéder pour lui auprès du sultan Abdulhamid II, afin qu’il lui cédât des terres.
Aucune de ces entrevues tant rêvées avec les plus hautes sommités ne donnera le moindre résultat malgré, chaque fois, ses espoirs frémissants et la somme immense d’efforts diplomatiques et financiers qu’elles auront requis, mais Herzl rebondira toujours aussitôt, déjà sollicité par un nouvel objectif et d’ailleurs persuadé, malgré ses déconvenues, d’avoir fait « preuve d’habileté ».

D’échec en échec, cette hantise « des puissances et des princes » aura fait viscéralement partie de son action. Ces entrevues au sommet auront d’ailleurs donné de la publicité à sa cause, un écho international et, surtout, l’auront très sérieusement introduit dans le champ international de la vie diplomatique. Cette fascination, ce désir obsessionnel de frayer avec les souverains et autres puissants de l’époque, retentiront, en fait, sur l’Histoire puisqu’ils auront stimulé, voire suscité, le processus dont est résulté le sionisme formel, internationalement reconnu et, sans nul doute, des plus historiques.
A son rêve d’une conversion massive succédera la vision d’une nation juive de contes de fées, installée indifféremment en Argentine, au Canada ou en Palestine, mais avant tout luxueuse et raffinée : "Nous aussi, nous aurons des bals resplendissants, des hommes en habits, des femmes à la dernière mode."

Ses plans somptueux sont prêts dans les moindres détails : "Tous les fonctionnaires doivent porter un uniforme, être élégants, martiaux mais pas ridicules. Les grands-prêtres porteront des vêtements impressionnants. Notre cavalerie, des pantalons jaunes, des tuniques blanches. Les officiers, des cuirasses en argent."

Son modèle ? La république médiévale de Venise : "Si les Rothschild se joignent à nous, prévoit-il, le premier doge sera un Rothschild." Son père sera le premier sénateur et des larmes lui montent aux yeux à l’idée « qu’un jour je pourrai couronner Hans comme doge et que, dans le Temple, devant les chefs de la nation, je m’adresserai à lui en l’appelant : "Votre Seigneurie, mon cher fils."».

Il distribue déjà les postes, promet le théâtre à son ami Arthur Schnitzler et juge qu’un autre de ses amis, Max Nordau, "ferait un bon président de notre académie ou un ministre de l’Education". Son programme politique ? "Le seul mode de gouvernement est l’aristocratie… Pour ce qui concerne l’Etat et ses besoins, ce sont des choses que le commun des gens n’est pas en mesure de comprendre" car le peuple n’est qu’ "un agglomérat de grands enfants que l’on peut éduquer".
Il est au seuil de son action, dans neuf ans la mort l’interrompra. Entre-temps ses fantasmagories d’opérette se seront effacées par force et sa pensée aura pris des voies moins fantaisistes, moins réactionnaires ; il sera maintenant question d’un « Etat modèle », d’un « pays d’expérimentation », fondé sur le travail. Un pays d’abord défriché par des pionniers miséreux à l’intention des riches pionniers qui n’arriveront qu’en dernier lieu, faisant suite aux classes moyennes.

La fulgurance poétique de ses intuitions répond cependant d’un certain réalisme visionnaire, issu de son instinct quant à la puissance du désir, lorsque, toujours en 1895, il écrit au baron de Hirsch, mécène potentiel : "On ne peut bâtir une politique pour tout un peuple – surtout un peuple disséminé sur l’ensemble du globe – que sur des impondérables. Savez-vous avec quoi s’est construit l’Empire allemand ? Avec des rêves, des chants, des fantasmes et des rubans noirs, rouges et or. Bismarck n’a fait que secouer l’arbre planté par des rêveurs… Seul ce qui relève du fantasme émeut véritablement les gens… Celui qui ne comprend pas cela ne mènera jamais les hommes et ne laissera aucune trace dans l’Histoire."

Herzl conservera le sens du rêve et de la mise en scène, et cette passion d’espérer faire prendre par la réalité le relais du fantasme. Il n’en continuera pas moins de rappeler étrangement le personnage de Bloch dans A la recherche du temps perdu et de répondre à l’image inattendue d’un snob, l’un de ceux qui se snoberaient eux-mêmes s’ils étaient l’autre. Essentiellement avide de traiter avec les puissants dont il vénère le rang (qu’il s’en veut de vénérer), il redoute leur dédain et c’est toujours en alerte, sur la défensive, en proie parfois à une extase, une rage douloureuse, à un sentiment d’impuissance, qu’il réagit, surtout jeune, par une arrogance immédiate, agressive et souvent gratuite, mais aussi avec une autorité audacieuse envers ceux qu’il juge ses supérieurs, qu’il imagine ses contempteurs et qui le fascinent.
Magnat philanthrope, le baron de Hirsch est de ceux-là et c’est sur lui qu’en quête de soutien Herzl jette d’abord son dévolu. Comme les Rothschild en Palestine, Hirsch, "intime des rois et des ministres", entretient alors en Argentine, en ses vastes espaces, des colonies de juifs supposés "se régénérer" en devenant agriculteurs.

Herzl tient à lui dire tout le mal qu’il en pense, tout en lui exposant la chance qu’il aurait de devenir son bienfaiteur financier. Loin de solliciter un rendez-vous, il enjoint le baron de le recevoir.
Ce dernier finit par obtempérer et Herzl de se préparer, fiévreux, rédigeant vingt-deux pages de notes et soignant sa mise : "Le jour précédent, j’avais intentionnellement enfilé une paire de gants neufs, afin qu’ils paraissent encore neufs mais pas juste sortis de la boutique. Il ne faut pas se montrer trop déférent envers les riches." Il s’en gardera bien.

Le 2 juin 1895, "hébété" par la somptuosité grandiose de la demeure parisienne du baron, il ne fera que défier celui-ci, voire l’insulter, l’empêchant de placer un mot tout en se plaignant d’être interrompu… avant de s’en aller bredouille.
De cette scène puérile est né là aussi tout un pan de l’Histoire, qui se prolonge encore aujourd’hui. Hanté, humilié par ce fiasco, Herzl écrira "en marchant, debout, couché, dans la rue, à table, la nuit", le brouillon d’une longue lettre à Hirsch, qu’il n’enverra pas mais qui servira de base à une Adresse aux Rothschild, laquelle ne sortira pas non plus de ses tiroirs.
Mais c’est à partir de ces pages qu’il écrira L’Etat des juifs, œuvre qui déterminera l’essor du sionisme.

De maladresse en maladresse, de bluff en bluff (qu’il en soit l’instigateur ou la victime, avec une somme d’énergie stupéfiante, de timidité provocatrice et de charisme exceptionnel, d’improvisation obstinées, de susceptibilité douloureuse sans cesse dépassée, de découragements foudroyants et de redressements fougueux, de persévérance héroïque, d’intuitions techniques et de naïveté, Herzl parviendra, sinon à mener à bien, du moins à donner vie à ses projets considérables, lesquels iront se modifiant tandis que son rôle sera modelé par les événements plus qu’il ne les modèlera.
S’il avait d’abord rêvé d’être soutenu par les Rothschild, épaulé par des souverains qu’il aurait tous séduits, ce fut, en fin de compte, la masse, ignorée de lui jusque-là, de juifs pauvres, persécutés, les juifs misérables de l’East End de Londres et surtout des ghettos de l’Est, victimes de pogroms, qui le soutinrent. Et ce ne furent pas non plus ses romans, ses pièces de théâtre, mais cet essai, L’Etat des juifs, qui le conduira à la célébrité et réussira à galvaniser non pas les Rothschild ou autres personnalités célèbres par leur fortune et leur puissance et sur lesquelles il avait d’abord (avec délice) tablé, mais des juifs sans pouvoir, en nombre, venant de toutes parts, déjà convaincus, certains éminents mais en raison de qualités austères, intellectuelles et politiques, et non de leurs fastes ou de leur caractère mondain.
Désormais, c’est souvent avec un sens très pratique qu’il donnera à son rêve un cadre et des moyens concrets, établissant, entre autres, une banque, une presse et un Fonds national juif (financé par une souscription populaire). Mais surtout, fort de ses très nombreux partisans, il organise en août 1897 le premier Congrès mondial sioniste, succès majeur, qui l’amène à écrire trois jours après sa clôture : "A Bâle, j’ai créé l’Etat juif. Si je disais cela publiquement aujourd’hui, la réponse serait un rire universel. Dans cinq ans peut-être, dans cinquante ans sûrement, tout le monde le reconnaîtra."

On sait qu’en 1948, cinquante et un ans plus tard, c’était chose faite. "C’est tout de même quelque chose", anticipe-t-il, "pour un journaliste démuni agissant au sein de la plus profonde dégradation du peuple juif et à l’époque de l’antisémitisme le plus répugnant, de transformer un chiffon en drapeau et une bande de gens décadents en un peuple rassemblé, debout, autour de ce drapeau".

"Décadents", "dégénérés", tels sont à ses yeux ceux qu’il entend guider, qu’il ne prise guère et qui demeurent assez abstraits et distants à ses yeux : "Je commande une masse de jeunes, de mendiants et d’idiots." Ce ne sont pas ces gens qu’il défend, mais «sa» cause, «ses» idées – en fait, son destin. "La cause s’est emparée de moi", mais il ne se confond pas avec ceux qu’elle soutient. Regrette-t-il de faire partie du groupe ? "Si je souhaitais être quelque chose, mon choix serait d’être un noble prussien de vieille souche", confiait-il à son journal en juillet 1895. Toujours est-il que son souci n’est pas de voir disparaître ou même faiblir le racisme mais de le contourner sans tenter de même l’ébranler. Pour lui le rejet des juifs a un caractère d’évidence qu’il parvient, nous l’avons vu, à « comprendre et même à excuser".

A l’extrême satisfaction des racistes, il estime que leur "antisémitisme est la conséquence de l’émancipation des juifs", lesquels forment, "au sein des différentes nations, un corps étranger". D’où sa certitude "de l’inanité et de l’inutilité des tentatives d’organiser une «défense contre l’antisémitisme»".

Il compare ce dernier à "certaines catastrophes naturelles comme les inondations", grâce auxquelles "il se produira un processus de sélection à la Darwin", qui seul permettra à certains juifs de s’adapter ! Selon lui, l’antisémitisme relève d’une certaine pédagogie et peut représenter "un mouvement d’éducation d’un groupe par les masses".
Les antisémites retrouveront chez lui un condensé de leurs propres arguments. Ils ne s’y tromperont pas, tel Drumont, qui fera un éloge chaleureux de L’Etat des juifs et dont le journal, La Libre Parole, bible des anti-juifs, soutiendra toujours Herzl avec vigueur. C’est à partir de l’antisémitisme et non contre lui que lutte ce dernier, jugeant inutile de polémiquer à propos d’un phénomène qu’il ne réprouve pas foncièrement, qu’il semble tenir pour sans doute regrettable, mais fatal, et qu’il tente de neutraliser en allant dans son sens, en entrant dans son jeu et, de ce fait, en l’entérinant, en le consacrant politiquement.

Loin de contester cet antisémitisme, il cherche la solution qui pourrait satisfaire ses adeptes au moindre coût pour leurs cibles, soit en prônant un renoncement collectif et en grande pompe à la religion juive, une conversion globale des juifs au catholicisme, soit, lorsqu’il en perçoit l’inutilité, en promettant de délivrer leurs adversaires des juifs qu’ils refusent et qu’il propose, lui, d’exiler. Et ce, notons-le, au Canada, en Argentine, ensuite en Ouganda, souvent sans préférence pour la Palestine.

Il faut le voir jongler virtuellement en compagnie de ses interlocuteurs et comme s’il s’agissait de hochets, avec la Mésopotamie, l’Anatolie, Chypre, Tripoli, l’Ouganda et autres régions à la disposition des grandes puissances et éventuellement colonisables par les sionistes.

Ou comment Joseph Chamberlain lui déclare aimablement en 1903 : "Au cours de mon voyage, j’ai vu un pays pour vous, il s’agit de l’Ouganda. J’ai pensé : voilà un pays pour le Dr Herzl."
Mais cette dernière possibilité divisera ses partisans entre ceux inquiets de l’urgence d’obtenir un asile pour les Russes en proie aux pogroms et ceux habités par l’exigence d’un retour à Jérusalem. Ces derniers l’emporteront, mais pas de sitôt. En fin de compte, la majorité des sionistes ne renoncera pas au choix exclusif de la Palestine ; pour elle l’idée de refuge s’amalgame avec celle de patrie, sans que l’on puisse décider si l’un sert de prétexte (et à quel point) à l’autre.

Dans les faits, nous verrons que le désir réel de l’immense majorité des émigrants juifs d’Europe, leur choix spontané les entraîneront sans hésitation… vers les Etats-Unis et non vers l’emblématique Jérusalem.

C’est en insistant sur leur capacité à débarrasser leurs pays des juifs (surtout des plus démunis), à prévenir toute immigration possible de ces indésirables et à les "soustraire aux partis révolutionnaires", que Herzl défendra sa cause auprès des gouvernements dont la plupart apprécieront cette part de ses plaidoiries, sans jamais toutefois servir les méandres de ses plans internationaux.

Il ne sera pas à l’abri de leur ironie ou même de leurs insultes. Ainsi, en Russie, lorsque (malgré ses propres partisans, les sionistes russes indignés) Herzl rencontre en 1903 Vyatcheslav Plehve, l’homme politique en vue de l’empire tsariste, antisémite fanatique, responsable, quelques mois plus tôt, de l’un des pires pogroms, celui de Kichinev qui, après l’assassinat d’Alexandre III, dura plusieurs jours et fut le premier d’une terrible série, ce ministre de l’Intérieur lui affirme "soutenir de tout cœur l’émigration sans retour", ajoutant avoir "toujours été en faveur de ce sionisme-là".

Quant à son collègue, Serguei Witte, ministre de l’Economie, à qui Herzl demande « des encouragements », il rétorque aussitôt : "Mais nous donnons aux juifs des encouragements à l’émigration. Des coups de pied, par exemple."

Le prince de Guermantes, longtemps antisémite absolu, n’avait-il pas, lui aussi, "toujours soutenu qu’il fallait renvoyer tous les juifs à Jérusalem" ?

Cette émigration, plaidait encore Herzl, "aura déjà l’effet d’apporter une bouffée d’air aux classes moyennes des pays antisémites", qu’il acceptait donc de considérer comme asphyxiées par la présence de leurs compatriotes juifs. Qui plus est, ces parias, une fois qu’ils auraient dégagé et quitté l’Occident, pourraient, insistait-il, une fois installés en Orient, se rendre utiles et, devenus des néo-Occidentaux, constituer "pour l’Europe, un morceau de rempart contre l’Asie : nous serions la sentinelle avancée de la civilisation moderne contre la barbarie".
Ne l’effleure même pas l’idée qu’il plaide précisément pour un refuge contre une certaine barbarie de cette "civilisation moderne", tant elle lui semble inéluctable, tant il adhère à ses hiérarchies. Tant il est foncièrement un homme occidental.
Et lorsque Theodor Herzl se rendra à Jérusalem, une seule fois dans sa vie et dans l’unique but d’y rencontrer à nouveau le Kaiser, son cri du cœur devant la ville sale et pauvre sera : « Quand, à l’avenir, je me souviendrai de toi, ô Jérusalem, ce sera sans plaisir ! »

Tel fut le fondateur officiel du sionisme, émouvant de contradictions, de paradoxes, de malaises intimes et d’un désir fou de ne pas être juif, ou, tout au moins, lui si ancré dans les milieux viennois ou parisiens les plus sophistiqués, de l’être différemment de ceux qu’il prenait sous sa coupe : une sorte de roi (il arrivait qu’on l’appelât « le roi Herzl »), en phase avec d’autres puissants de ce monde dans un rôle de leader et non confondu dans une masse qu’il jugeait tout juste bonne à « régénérer ».

S’il entendait la sauver de ses adversaires (avec lesquels il se sentait souvent plus en affinité qu’avec ses propres partisans), c’est en allant au-devant du désir de ces antisémites, en leur réclamant ce qu’ils n’osaient exiger eux-mêmes, mais dont la plupart rêvaient : ce départ, cet exil des juifs, leur absence, qui étaient devenus son propre projet.»

Viviane Forrester (Le Crime occidental, éditions Fayard )

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