Colonialisme intempestif

« A mon secours, Nègres ! Tous. Sous vos blancs parasols, Messieurs de Tombouctou, entrez. Mettez-vous là. Tribus couvertes d’or et de boue, remontez de mon corps, sortez ! Tribus de la pluie et du vent, passez ! Princes des hauts Empires, princes des pieds nus et des étriers de bois, sur vos chevaux habillés, entrez. Entrez à cheval. Au galop ! Au galop ! hop ! Hop ! Hop-là Nègres des étangs, vous qui pêchez les poissons avec votre bec pointu, entrez. Nègres des docks, des usines, des bastringues, Nègres de chez Renault, Nègres de Citroën, vous autres aussi qui tressez les joncs pour encager les grillons et les roses, entrez et restez debout. Soldats vaincus, entrez. Soldats vainqueurs, entrez. Serrez-vous. Encore. Posez vos boucliers contre le mur. Vous aussi, qui déterrez les cadavres pour sucer la cervelle des crânes, entrez sans honte. Vous, frère-sœur emmêlé, inceste mélancolique et qui marche, passez Barbares, barbares, barbares, venez. Je ne peux vous décrire tous, ni même vous nommer tous, ni nommer vos morts, vos armes, vos charrues, mais entrez. Marchez doucement sur vos pieds blancs ? Non, moins. Noirs ou blancs ? ou bleus ? Rouges, verts, bleu, blanc, rouge, vert, jaune, que sais je, ou suis-je ? Les couleurs m’épuisent.... Tu es là, Afrique aux reins cambrés, à la cuisse oblongue ? Afrique boudeuse, Afrique travaillée dans le feu, dans le fer, Afrique aux millions d’esclaves joyeux, Afrique déportée, continent à la dérive, tu es là ? Lentement vous vous évanouissez, vous reculez dans le passé, les récits de naufragés, les musées coloniaux, les travaux des savants, mais je vous appelle ce soir pour assister à une fête secrète. C’est un bloc de nuit, compact et méchant, qui retient son souffle, mais non son odeur, vous êtes là ? Ne quittez pas la scène sans mon ordre. Que les spectateurs vous hypnotisent. Tout à l’heure nous descendrons parmi eux… » (Jean Genet, Les Nègres)


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