De la misère petite-bourgeoise

« La misère petite-bourgeoise n'inspire pas spontanément la sympathie, la compassion ou l'indignation que suscitent les grandes rigueurs de la condition prolétarienne ou sous-prolétarienne. Sans doute parce que les aspirations qui sont au principe des insatisfactions, des désillusions et des souffrances du petit-bourgeois, victime par excellence de la violence symbolique, semblent toujours devoir quelque chose à la complicité de celui qui les subit et aux désirs mystifiés, extorqués, aliénés, par lesquels, incarnation moderne de l' Héautontimoroumenos, il conspire à son propre malheur. En s'engageant dans des projets souvent trop grands pour lui, parce que mesurés à ses prétentions plus qu'à ses possibilités, il s'enferme lui-même dans des contraintes impossibles, sans autre recours que de faire face, au prix d'une tension extraordinaire, aux conséquences de ses choix, en même temps que de travailler à se contenter, comme on dit, de ce que les sanctions du réel ont accordé à ses attentes: il pourra ainsi passer toute une vie à s'efforcer de justifier, à ses propres yeux et aux yeux de ses proches, les achats ratés, les démarches malheureuses, les contrats léonins ou, sur un autre terrain privilégié de ses investissements, celui de l'éducation, les échecs et les demi-réussites, ou, pire, les succès trompeurs conduisant à des impasses royales, celles que l'École réserve souvent à ses élus et dont la plus remarquable est sans doute la carrière professorale elle-même, vouée au déclin structural. Ce «peuple» à la fois mesquin et triomphant n'a rien qui flatte l'illusion populiste et, trop proche et trop lointain, il attire les sarcasmes ou la réprobation des essayistes qui lui reprochent à la fois son « embourgeoisement» et l'échec de ses efforts pour accéder aux « libertés» bourgeoises, condamnant indissociablement ses aspirations mystifiées et son incapacité à leur apporter autre chose que des satisfactions aussi trompeuses que dérisoires; bref, tout ce que condense la dénonciation du « mythe pavillonnaire » ou le discours condescendant sur la « société de consommation» dont certains « philosophes» ou «sociologues» mal socio-analysés se sont fait une spécialité. Et pourtant, parce qu'il s'est trouvé entraîné à vivre au-dessus de ses moyens, à crédit, il découvre, presque aussi douloureusement que les travailleurs de l'industrie en d'autres temps, les rigueurs de la nécessité économique, notamment à travers les sanctions de la banque, dont il avait attendu des miracles. C'est sans doute ce qui explique que, bien qu'il soit, pour une part, le produit d'un libéralisme visant à l'attacher à l'ordre établi par les liens de la propriété, il continue à faire crédit, dans ses votes, aux partis qui se réclament du socialisme. Grand bénéficiaire apparent du processus général d'« embourgeoisement », il est enchaîné par le crédit à une maison souvent devenue invendable, quand il n'est pas dans l'incapacité d'assumer les charges et les engagements, en matière de style de vie notamment, qui étaient tacitement inscrits dans un choix initial souvent obscur à lui-même. « Tout n'est pas contractuel dans le contrat », disait Durkheim. La formule ne s'applique jamais aussi bien qu'à l'achat d'une maison où se trouve souvent engagé, implicitement, tout le plan d'une vie et d'un style de vie. Si l'acte de signature est si angoissant, c'est qu'il a toujours quelque chose de fatal: celui qui signe le contrat s'assigne une destinée en grande partie inconnue et, tel Œdipe, déclenche un univers de conséquences cachées (notamment par l'action du vendeur), celles qui sont inscrites dans le réseau des règles juridiques auxquelles le contrat fait référence et dont le signataire n'a pas conscience, et aussi toutes celles qu'il se refuse de voir, avec la complicité du vendeur: ces dernières se situent moins, contrairement à ses craintes, du côté des « vices cachés» du produit que dans les engagements implicites qu'il a souscrits, et qu'il lui faudra acquitter jusqu'au bout, c'est-à-dire bien au-delà de la dernière échéance de la dernière traite...»

(Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l'économie)

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