Le point de vue de Sirius...

«En cet empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l'Empire toute une Province.(...). Moins passionnées pour l'Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent... » (Borges)

Le point de vue de Sirius, perspective de surplomb, aussi totalisante qu’omnisciente, aussi évaluatrice qu'objectivante, aussi panoptique que théorique, est la métaphore par excellence d’un «Occident» arrogant, dominateur et sûr de lui, oublieux de ce qu'il doit au reste du monde.... Car, si le point de vue de Sirius se réclame de Descartes, il représente surtout celui des bombardiers de Kandahar d'aujourdhui et de l'Hiroschima d'hier… Ironie de l'Histoire, le lieu, par excellence où l'on pouvait exercer celui-ci, en contemplant, d'un Oeil céleste, le monde du bas, c'était, d'après Michel de Certeau, le WTC.

« Être élevé au sommet du World Trade Center, c’est être enlevé à l’emprise de la ville. Le corps n’est plus enlacé par les rues qui le tournent et le retournent selon une loi anonyme ; ni possédé, joueur ou joué, par la rumeur de tant de différences et par la nervosité du trafic new-yorkais. Celui qui monte là-haut sort de la masse qui emporte et brasse en elle-même toute identité d’auteurs ou de spectateurs. Icare au-dessus de ces eaux, il peut ignorer les ruses de Dédale en des labyrinthes mobiles et sans fin. Son élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance, elle mue en texte qu’on a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était « possédé ». Elle permet de lire, d’être un Œil solaire, un regard de dieu. Exaltation d’une pulsion scopique et gnostique. N’être que ce point voyant, c’est la fiction du savoir. Faudra-t-il ensuite retomber dans le sombre espace où circulent des foules qui, visibles d’en haut, en bas ne voient pas ? Chute d’Icare. Au 110e étage, une affiche, tel un Sphinx, propose une énigme au piéton un instant changé en visionnaire : It’s hard to be down when you’re up. ...» (*).

Le point de vue de Sirius, comme le WTC, n'est plus ce qu'il était, mais il a encore de beaux restes, songez seulement à l'hypertrophie du regard au détriment du corps, de l'écran plasma aux «minorités visibles»... Bien sûr, la période épique de la pulsion scopique et gnostique, qui fut surtout meurtrière, un très mauvais œil toujours à l'affut de cibles et d'objectifs, n’est plus - n’a-t-elle jamais été autre chose qu'un grand récit de légitimation? -, car Icare toujours resta le groin au sol, les démiurges à zapette et les titans du joystick d'aujourd'hui ne sont que de pauvres Dédale eux aussi, car ni eux ni personne n'est « à l'extérieur ou au dessus »(1), il n'y a qu'un «plan d'immanence» auquel nous appartenons tous, c'est peut être ça la vraie signification de ground zero... Que ces Icare d'opérette se méfient, car leurs lumières, qui est un wargame global où tout est balistique, ne les préservera pas longtemps de l'en bas, «sombre espace où circulent des foules », où les attendent les damnés de la terre... It’s hard to be down when you’re up...

(1)« Il n’existe pas de point vue extérieur à la réalité des relations entre les cultures, les forces impériales et non impériales, entre les différents Autres, un point de vue qui pourrait faire accéder au privilège épistémologique que constitue le fait de juger, d’évaluer, d’interpréter, en étant dégagé des entraves que sont les intérêts, émotions, engagements des relations en cours. Lorsque nous considérons les liens entre les Etats-Unis et le reste du monde, nous faisons partie intégrante de ces liens, nous ne nous situons ni à l’extérieur ni au dessus de ces liens…Si bien qu’il nous incombe de saisir notre rôle en tant que participant de cette réalité et non pas en tant qu’observateur extérieur et détaché… »(Edward Saïd, Réflexions sur l'exil et autres essais)

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