"J'espère que quelqu'un m'entend..."

« Les seuls " bons " Arabes sont ceux qui occupent les médias et dénigrent sans aucune réserve la culture et la société arabe d’aujourd’hui. Rappelons-nous la redondance de leurs condamnations, avec rien à dire de positif sur eux-mêmes, ni sur leur peuple ni sur leur langue ; ils ne font que recracher les éternelles et fatigantes formules que l’on trouve sur les ondes ou dans les journaux. Nous manquons de démocratie, disent-ils ; nous n’avons pas assez mis en cause l’Islam, nous devons faire plus pour nous débarrasser du spectre du nationalisme arabe et du credo de l’unité arabe. Tous ceci ne serait que détritus idéologiques et sans aucun crédit. Tout ce que nous disons avec nos instructeurs américains à propos des Arabes et de l’Islam - des clichés orientalistes recyclés et imprécis, répétés à satiété par des médiocrités du type de Bernard Lewis - sont exacts, insistent-ils. Le reste ne serait pas assez réaliste ou pragmatique. " Nous " avons besoin d’accéder à la modernité - modernité signifiant de fait que nous soyons occidentalisés, globalisés, avec un marché libre et une démocratie, quoi que ces mots puissent signifier(…)

Ceci n’est pas seulement inacceptable mais aussi impossible à croire. Comment une région de 300 millions d’individus peut-elle attendre passivement les coups à venir sans pousser un hurlement collectif de résistance ? Le monde Arabe s’est-il dissout ? Même un prisonnier sur le point d’être exécuté prononce en général quelques mots. Pourquoi n’y a-t-il pas à présent une ultime déclaration pour toute une région historique, pour une civilisation sur le point d’être bousculée et totalement transformée, pour une société qui malgré ses inconvénients et ses faiblesses, fonctionne ?

Des enfants Arabes naissent tous les jours, d’autres enfants vont à l’école, des hommes et des femmes se marient, travaillent, ont des enfants ; ils jouent, et rient, et mangent, ils sont tristes, ils souffrent de maladie et de mort. Il y a de l’amour et de la compagnie, de l’amitié et de l’enthousiasme. Oui, les Arabes sont réprimés et mal gouvernés, terriblement mal gouvernés, mais ils s’adaptent malgré tout dans leur travail et dans leur vie. C’est une réalité ignorée des dirigeants arabes et des Etats-Unis lorsqu’ils gesticulent à destination d’une soit-disante "rue Arabe", concept inventé par de médiocres orientalistes.

Qui traite aujourd’hui des questions existentielles qui se posent à propos du futur de notre peuple ? La tâche ne peut pas dépendre d’une cacophonie de religieux fanatiques ni de moutons fatalistes et soumis. Mais il semble que ce soit malgré tout le cas. Les gouvernements Arabes se reculent dans leurs sièges et attendent, tandis que l’Amérique prend des poses, met en garde et menace, tout en alignant plus de bateaux, de soldats et de F-16 avant de porter ses coups. Le silence est assourdissant. Des années de sacrifices et de luttes, d’os brisés dans des centaines de prisons et chambres de tortures de l’Atlantique jusqu’au Golfe, des familles détruites, de la pauvreté et de la souffrance sans fin. Des armées énormes et chères. Et tout cela pour quoi ?

La technologie, la modernisation et une inévitable globalisation ne constituent pas une réponse face à ce qui nous menace maintenant. Nous avons dans notre tradition une part complète de discours séculaire et religieux traitant de début et de fin, de vie et de mort, d’amour et de colère, de société et d’histoire. Mais aucune voix, aucun individu disposant d’une large vision et d’une autorité morale parait capable d’y puiser et de porter cela à l’attention.

Nous sommes à la veille d’une catastrophe et nos dirigeants politiques, moraux et religieux font de timides mises en garde et, tout en se dissimulant derrière des chuchotements, des clins d’oeil de connivence et des portes fermées, ils font des plans sur les moyens d’échapper à la tempête. Ils réfléchissent à leur survie et peut-être à la providence. Mais qui est en charge du présent, de ce qui est matériel, de la terre, de l’eau, de l’air et des vies qui dépendent des uns et des autres ? Personne ne parait avoir cette responsabilité.

Il y a une expression magnifique qui exprime de façon précise et ironique notre inacceptable impuissance, notre passivité et notre incapacité à nous aider les uns les autres alors que notre force serait requise. Cette expression est : la dernière personne à sortir peut-elle éteindre les lumières ? »

Edward Saïd

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