Mise en perspective historique de la colonisation du Congo
A la fin du 18e siècle, soit plus d’un siècle avant le démarrage de la colonisation léopoldienne du Congo, les 13 colonies britanniques d'Amérique du Nord, suite à une guerre d’indépendance, se libèrent de la couronne britannique. La Grande-Bretagne, dans une autre partie de la planète, renforçait son emprise, en imposant la colonisation de l'Asie du Sud, l’Inde au sens large, de la fin du 18e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle. De leur côté, les Hollandais renforçaient leur domination sur l'Indonésie. Ceux qui luttaient pour la libération, pour la suppression des colonies, ne se limitaient pas aux descendants européens – récemment immigrés - qui ont obtenu l’indépendance des 13 colonies britanniques d’Amérique du Nord pour fonder ensemble, en 1776, les Etats-Unis d’Amérique du Nord. Un peuple extrêmement courageux, un peuple noir descendant direct d’Africains, le peuple d’Haïti, conquiert aussi son indépendance en 1804 contre la domination française. Au cours des vingt années suivantes, des guerres d'indépendance sont livrées en Amérique Latine. Elles sont dirigées par des personnes comme Simon Bolivar qui va défaire, en plusieurs batailles, les troupes espagnoles qui dominent une grande partie de l’Amérique Latine.
Je mentionne tout cela parce que, à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, alors que toute une série de pays conquièrent leur indépendance aux Amériques, l'Afrique subsaharienne est encore largement non colonisée par les Européens. Cela ne l'empêche pas d'avoir subi les effets de la colonisation des autres continents par le biais du commerce triangulaire et de la traite des Noirs. Plusieurs dizaines de millions d'Africains sont réduits en esclavage et transportés de force aux Amériques entre le 17e siècle et le milieu du 19e siècle.
C'est dans le quatrième quart du 19e siècle que l'Afrique subsaharienne tombe complètement sous le joug colonial des pays européens : Grande-Bretagne, France, Portugal, Allemagne, Belgique ... principalement.
Léopold II envisage de coloniser une partie de l'Argentine, puis il se tourne vers les Philippines et il en demande le prix aux Espagnols. Ce prix est trop élevé, il ne peut pas le payer. Finalement, il jette son dévolu sur l'immense bassin du fleuve Congo. Pour ce faire, il utilisera la ruse afin de ne pas entrer en conflit avec les grandes puissances européennes qui sont déjà, elles, d’importantes puissances coloniales et qui auraient les moyens de réduire à néant les ambitions coloniales de la Belgique, venue tardivement réclamer sa part du gâteau.
Avant de devenir roi, Léopold II avait parcouru une partie importante du monde colonial : Ceylan, l'Inde, la Birmanie, l'Indonésie. Il tomba en admiration au cours de ses voyages devant les méthodes des Pays-Bas à Java en Indonésie.
Java était pour lui le modèle à suivre et c’est ce qu’il appliquera lors de sa colonisation au Congo. Le modèle javanais reposait sur la main d'oeuvre forcée.
Par exemple, en 1876, il organise au palais royal une conférence géographique internationale. Selon lui, l’objectif - et c’est cohérent par rapport au prétexte qui était utilisé à l’époque - est : « Ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n'ait point encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières, c'est, j'ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès. (...) Il m'a paru que la Belgique, État central et neutre, serait un terrain bien choisi pour une telle réunion. (...) Ai-je besoin de vous dire qu'en vous conviant à Bruxelles, je n'ai pas été guidé par des vues égoïstes ? Non, Messieurs, si la Belgique est petite, elle est heureuse et satisfaite de son sort; je n'ai d'autre ambition que de la bien servir. ». Et il explique qu’avec cette société internationale de géographie où il a convoqué une série de grands explorateurs, il s’agira de construire des routes à ouvrir successivement vers l’intérieur et des stations hospitalières, scientifiques et pacificatrices qui constitueront autant de moyens d’abolir l’esclavage, d’établir la concorde entre les chefs, de leur procurer des arbitres justes, désintéressés. Cela, c’est le discours officiel.
Très peu de temps après, il embauche l’explorateur Stanley qui venait de traverser l’Afrique d’est en ouest en suivant le fleuve Congo jusqu'à son embouchure.
La conférence de Berlin de 1885 et la création de l’Etat indépendant du Congo
En 1885, après de multiples manoeuvres diplomatiques, Léopold II obtient à Berlin l'autorisation de créer un État indépendant du Congo. Le chancelier Bismarck dit en clôture de la conférence de Berlin en février 1885 : « Le nouvel État du Congo est destiné à être un des plus importants exécutants de l'oeuvre que nous entendons accomplir, et j'exprime mes meilleurs voeux pour son développement rapide et pour la réalisation des nobles desseins de son illustre créateur. »
C’est alors que Léopold II applique le modèle de l’exploitation hollandaise de Java : il exploite systématiquement la population qu’il réussit à dominer notamment par la création de la Force publique, en exigeant de cette population qu’elle récolte du latex (du caoutchouc naturel), des défenses d’éléphants, et qu’elle fournisse la nourriture nécessaire aux besoins des colons. Le roi s’octroie un monopole sur à peu près toutes les activités et les richesses du Congo. Son modèle implique une récolte maximale des richesses naturelles du Congo par des moyens qui n’ont rien à voir avec des méthodes directement modernes de production industrielle. Non, il s’agit de forcer la population congolaise à récolter le latex pour ramener obligatoirement une certaine quantité par tête, à chasser pour ramener d’énormes quantités de défenses d’éléphants. Léopold II entretient une force coloniale dotée d’une armée principalement composée de Congolais et commandée entièrement par des Belges, pour imposer le respect de l’ordre colonial et le respect des obligations de rendement. Il utilisera systématiquement des méthodes d’une absolue brutalité. Par tête d’habitant, il fallait ramener tant de caoutchouc. Pour forcer les chefs de villages et les hommes à partir à la cueillette, on emprisonnait leurs femmes dans des camps de concentration où elles étaient régulièrement soumises à des sévices sexuels de la part des colons ou des Congolais de la Force publique. Si l’on n’obtenait pas les résultats et les quantités obligatoires, on tuait pour faire des « exemples », ou on mutilait. Des photos de l’époque montrent des personnes victimes de ces mutilations, qui avaient un sens tout à fait précis. Les soldats de la Force publique devaient faire la preuve qu’ils avaient utilisé chaque cartouche à bon escient : ils devaient donc ramener une main coupée pour prouver que la cartouche avait bien servi à tuer un Congolais.
Manifestement la part qui revient au Congolais, c’est le travail forcé, la chicote et les mains coupées.
Sur la question de l’exploitation sauvage du caoutchouc, je donnerai seulement quelques chiffres : l’exploitation du caoutchouc commence en 1893 et est liée aux besoins en pneumatiques de l’industrie automobile naissante et du développement de la bicyclette. On produit 33.000 kilos de caoutchouc en 1895, on en récolte 50.000 kilos en 1896, 278.000 kilos en 1897, 508.000 kilos en 1898… Les récoltes absolument énormes vont donc rapporter des bénéfices extraordinaires aux sociétés privées que Léopold II a créées, et dont il est l’actionnaire principal, pour gérer des affaires de l’État indépendant du Congo. Le prix du kilo de caoutchouc à l’embouchure du fleuve Congo est de 60 fois inférieur au prix de vente en Belgique. Cela rappelle aussi des choses très actuelles avec les diamants ou le coltan collectés aujourd’hui.
Cette politique a finalement donné naissance à une immense campagne internationale contre les crimes perpétrés par le régime léopoldien. Ce sont des pasteurs noirs des Etats-Unis qui s’insurgent contre cet état de chose, puis le fameux Morel. Celui-ci travaille pour une société britannique à Liverpool et est amené à voyager régulièrement à Anvers. Il fait le constat suivant : alors que Léopold II prétend que la Belgique fait des échanges commerciaux avec l’État indépendant du Congo, les bateaux ramènent du Congo des défenses d’éléphants, des milliers de kilos de caoutchouc, et ne repartent qu’avec des armes, essentiellement, et des aliments pour la force coloniale. Morel pense qu’il s’agit là d’un bien drôle de commerce, d’un bien drôle d’échange. Les Belges de l’époque qui soutenaient Léopold II ne reconnurent jamais cette réalité. Ils affirmèrent que Morel représentait les intérêts de l’impérialisme britannique et ne critiquait les Belges que pour prendre leur place. Paul Janson, dont le principal auditoire de l’université libre de Bruxelles, porte le nom, dira : « Je ne vais jamais critiquer l’œuvre de Léopold (il était député à la chambre) car ceux qui le critiquent notamment les Britanniques, ne le font qu’avec la politique de ôte toi de là que je m’y mette ».
Au cours des vingt dernières années, beaucoup de conférences ont été données, des livres ont été publiés pour dénoncer le type d’Etat que Léopold II, Roi des Belges, avait instauré au Congo. Bref, une ample littérature sérieuse s’est ajoutée aujourd’hui aux documents d’époque.
Au lieu de millions de victimes, si le nombre de celles-ci s’élevait à des dizaines de milliers ou à des centaines de milliers de victimes innocentes de l’activité coloniale de Léopold II, il n’en resterait pas moins qu’il s’agit de crimes contre l’humanité et qu’il est fondamental de rétablir la vérité historique. Des citoyens, et notamment des jeunes, entrant dans le hall de l’hôtel de ville de la ville de Liège, ou allant de la rue du Trône vers la place Royale à Bruxelles, passent devant la plaque saluant l’œuvre coloniale ou devant la statue équestre de Léopold II. Des citoyens passent devant la statue de Léopold II érigée à Ostende en front de mer. Ils voient un Léopold II majestueux avec, en contrebas, des Congolais reconnaissants, tendant leurs mains reconnaissantes vers lui avec pour seul commentaire le rôle civilisateur de Léopold II pour libérer les Congolais de la traite des esclaves… Il est urgent de rétablir la vérité historique et d’arrêter de mentir à nos enfants, de mentir aux citoyens belges, d’arrêter d’insulter la mémoire des victimes, des descendants des victimes et des descendants des Congolais qui ont subi dans leur chair, dans leur dignité, une domination absolument terrible.
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