L'Histoire, ça sert à faire la guerre !

Qu'ont en commun Les traites négrières. Essai d'histoire globale de Pétré-Grenouilleau et Aristote au Mont Saint-Michel de Sylvain Gouguenheim? Eh bien, ils participent de ce révisionnisme ambiant, qui est tout sauf fortuit ; révisionnisme légitime qui concerne des sujets très particuliers (que sont l'esclavagisme et l'Islam... ). Ils se destinent à favoriser l'Occident pride, qui n'en finit pas de défiler ces dernières années (merci Bruckner !). Le fil conducteur de ces historiens à gage : réécrivons l'Histoire à notre avantage ou faisons table rase du passé, pour que nous puissions recommencer en toute bonne conscience nos bonnes vieilles barbaries ...

Qu’un essayiste aligne les approximations sur les Arabes et sur l’Islam comme on enfile des perles, n’a malheureusement rien de très original. C’est même plutôt conforme à l’air du temps, tant il est facile de se bâtir une fulgurante renommée médiatique en sortant quelques propos islamophobes, présentés comme du « politiquement incorrect ». Les exemples pullulent. En revanche qu’un médiéviste reconnu comme Sylvain Gouguenheim, professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, se laisse aller au pamphlet et reprenne des inepties comme « La curiosité envers l’autre est une attitude typiquement européenne, rare hors d’Europe, et exceptionnelle en Islam » (citation empruntée à l’universitaire Rémi Brague, p. 167) ou encore, à l’emporte-pièce : « On ne peut à la fois suivre Jésus et Mahomet (…) L’altérité conflictuelle entre chrétiens et musulmans pose le problème des identités respectives des deux civilisations » (p .168), voilà qui intrigue.

Ces deux exemples, parmi d’autres, sont extraits d’ Aristote au Mont Saint-Michel de Sylvain Gouguenheim. Un livre qui ne cesse de faire des vagues depuis qu’un article de Roger Pol-Droit dans Le Monde a braqué, de manière flatteuse, le projecteur sur cet essai. Qu’affirme en substance Gouguenheim ? Il dénie le rôle qu’on accorde généralement aux Arabes dans la transmission, au Moyen Age, du savoir grec à l’Europe. Il met en avant l’apport des Chrétiens d’Orient et considère que la civilisation islamique se serait avérée quasiment incapable d’assimiler l’héritage grec. Bref, si l’Europe chrétienne a renoué au Moyen Age avec ses racines helleniques, elle le devrait davantage à Jacques de Venise, un grand traducteur d’Aristote, et aux moines de l’abbaye du Mont-Saint-Michel, qu’aux grands intellectuels Arabes musulmans de « l'lslam des Lumières ».

Plus vite qu’un cheval au galop et que la marée montante du Mont Saint-Michel, le livre est devenu, en quelques semaines, un phénomène. Il est aujourd’hui quasiment introuvable (4 000 exemplaires ont été mis en librairie, d’après Le Seuil) et en réimpression. Les pétitions d’historiens et d’universitaires s’amoncellent. Pour les médiévistes Gabriel Martinez-Gros et Julien Loiseau, ce livre « nie obstinément ce qu’un siècle et demi de recherche a patiemment établi ». Quant au très respecté Alain de Libera, professeur à l’université de Genève et Directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, il fulmine mais n’a pas perdu son sens de l’humour : « L’hypothèse du Mont-saint-Michel, chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin hâtivement célébrée par l’islamophobie ordinaire, a autant d’importance que la réévaluation du rôle de l’authentique Mère Poulard dans l’histoire de l’omelette ». Et de conclure : « Cette Europe-là n’est pas la mienne. Je la laisse au ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et aux caves du Vatican. »

Comment une prestigieuse maison d’édition comme Le Seuil, a-t-elle pu accueillir dans « L’univers historique », l’une des ses collections de référence, un essai aussi approximatif, déclenchant la colère légitime des spécialistes ? « Je n’ai pas à me justifier ! On n’est pas au temps de l’inquisition ! » rétorque Laurence Devillairs, la directrice de collection, qui s’insurge contre les universitaires pétitionnaires dont certains « ont eu le culot de signer sans lire le livre… pour ensuite me demander l’ouvrage ! ». Plus sérieusement, l’éditrice défend ce « livre pamphlétaire » dont elle savait bien « qu’il allait faire débat » : « Je ne suis pas allée chercher un inconnu. Sylvain Gouguenheim est un médiéviste reconnu. Je souhaitais ouvrir le débat sur cette intéressante question des racines grecques de l’Europe. Les universitaires nous répondent aujourd’hui par l’anathème, évoquent la récupération du livre par des sites islamophobes, au lieu d’engager le débat sur le fond. Je ne dis pas que ce livre est parfait – quel ouvrage peut l’être ? – et je ne suis pas là pour imposer je ne sais quelle école de pensée . Si demain, on me présente un autre manuscrit intéressant, un livre avançant des thèses tout à fait différentes, je suis toute disposée à le publier… » Certes. Mais pourquoi avoir légitimé dans cette collection de référence une thèse qui nourrit – même si Gouguenheim, s’en défend – le choc des civilisations ?

Thierry Leclère

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