Il est toujours amusant de constater que les plus savants sont souvent les plus modestes, y compris en terme de méthodologie, que les donneurs de leçons demi-savants et fort en gueule, strapontin médiatique oblige, en prennent de la graine...
C’est un livre important qu’ont écrit John L. Esposito, un des meilleurs spécialistes américains de l’islam, et Dalia Mogahed, une analyste travaillant pour l’institut de sondage Gallup. Who speaks for Islam ? What a billion muslims really think (« Qui parle au nom de l’islam ? Ce que pensent vraiment un milliard de musulmans ») vient d’être publié chez Gallup Press (New York).
On trouvera une présentation du livre par John Esposito sur le blog « The Immanent Frame », ainsi qu’un entretien avec l’auteur, intitulé « Who Speaks for a Billion Muslims ? » et réalisé par Wajahat Ali, sur le site CounterPunch.
Cet ouvrage s’appuie sur une très large enquête d’opinion, à travers plus de 35 pays et représentant, selon les auteurs, plus de 90% des 1,3 milliard de musulmans. L’idée est de faire parler les musulmans eux-mêmes et pas les responsables ou les experts.
Les auteurs résument ainsi les principaux résultats de leur enquête :
Les musulmans n’ont pas une vision monolithique de l’Occident. Ils jugent les différents pays en fonction de leur politique, pas de leur culture ou de leur religion ;
Leur principal rêve est de trouver du travail, pas de s’engager dans le djihad ;
Les musulmans, dans la même proportion que les Américains, condamnent les attaques contre les civils comme moralement injustifiables ;
Ceux qui approuvent des actes de terrorisme sont une minorité et cette minorité n’est pas plus religieuse que le reste des musulmans ;
Ce que les musulmans admirent le plus dans l’Occident, c’est sa technologie et la démocratie ;
Ce que les musulmans condamnent le plus en Occident c’est la « décadence morale » et la rupture avec les valeurs traditionnelles (dans des proportions similaires à celles des... Américains) ;
Les femmes musulmanes veulent à la fois des droits égaux et le maintien de la religion dans la société ;
Les musulmans pensent que si l’Occident veut améliorer ses relations avec leurs sociétés, il faut qu’il modère ses vues envers les musulmans et respectent l’islam ;
La majorité ne veut pas que les dirigeants religieux aient un rôle direct dans l’élaboration des Constitutions, mais est favorable à ce que la loi religieuse soit une source de la législation.
Après avoir présenté succinctement les musulmans dans un premier chapitre (et montré que les Américains ignorent à peu près tout d’eux), les auteurs développent leurs analyses en quatre autres chapitres : « Démocratie ou théocratie ? », « Comment devient-on un radical ? », « Que veulent les femmes ? », « Clash ou coexistence ? ».
Il n’est pas possible d’entrer dans le détail, mais certains éléments de cette enquête sont à souligner. D’abord, pour la majorité des musulmans ( plus de 90% dans certains pays), la religion est un aspect essentiel de leur vie. « Beaucoup considèrent la religion comme un aspect primordial de leur identité. L’islam n’est pas, pour ses fidèles, ce qu’il apparaît aux observateurs étrangers, une simple carapace de règles contraignantes et de punition. Pour beaucoup de musulmans, c’est une boussole mentale et spirituelle qui donne un sens à la vie, les guide et leur donne de l’espoir. Une proportion importante des personnes interrogées dans les pays à majorité musulmane disent que leur vie a un but important (90% pour les Egyptiens, 91% pour les Saoudiens). »
Le chapitre sur les femmes est évidemment très important. Les auteurs montrent les changements de la situation des femmes depuis quelques décennies, avec leur intégration massive dans l’éducation (notamment au niveau de l’université). Elles veulent toutes plus de droits et notamment l’égalité juridique avec les hommes, le droit de vote en dehors de toute pression familiale, la possibilité de travailler à n’importe quel poste en fonction de leur qualification (c’est notamment le cas de 76% des Saoudiennes).
Désirent-elles pour autant être « libérées par l’Occident » ? L’étude montre qu’un fort pourcentage de femmes et d’hommes associent de manière positive l’Occident à l’égalité de droit entre les deux sexes. Pourtant, quand on leur demande si adopter les valeurs occidentales ferait avancer leur cause, seules 12% des femmes indonésiennes, 20% des Iraniennes et 18% des Turques sont d’accord. Alors qu’il y a quelques générations, occidentalisation et libération de la femme étaient associées, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En majorité, les femmes des pays musulmans ne pensent pas que les femmes occidentales soient respectées dans leur société. Elles pensent que l’attachement à leurs valeurs spirituelles et morales est un élément important dans les progrès que leur situation doit connaître. « Travailler pour le progrès des femmes en s’appuyant sur la charia plutôt qu’en l’éliminant est un thème qui renaît dans les sociétés musulmanes contemporaines. » Comme l’explique une professeure de droit, la manière la plus efficace de lutter contre des pratiques de la charia contraires aux droits des femmes, c’est de les contester au nom de l’islam.
Rappelons que la réforme du statut personnel au Maroc en 2004, qui a marqué une étape dans la lutte des femmes pour leurs droits, a été menée par le roi au nom de la religion. On pourra lire Wendy Kristianasen, « Femmes : le droit au divorce s’installe au Maroc », Le Monde diplomatique, août 2007.
Ce chapitre sur les femmes se termine en dressant la liste des plus importantes conclusions :
Les femmes musulmanes veulent à la fois le respect de leur religion et leurs droits ;
Alors qu’elles admirent certains aspects de l’Occident, elles n’adoptent pas toutes les valeurs de l’Occident ;
La majorité des femmes musulmanes croient que leur besoins les plus urgents sont un développement politique et économique, et non les problèmes d’égalité ;
Elle considèrent avec suspicion les défenseurs occidentaux des droits des femmes, car le féminisme a été utilisé historiquement pour justifier le colonialisme.
Alain Gresh
Pour cesser de parler à la place de : "Who speaks for Islam ?"
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