On peut difficilement concevoir une plus belle image de résistance à la brutalité et au simplisme des temps que celle de ces juifs irakiens, musiciens aveugles, chanteuses âgées mais splendides, filmés par Florence Strauss dans son documentaire sur la musique arabe, Le Blues de l’Orient (actuellement en salles (1)), qui, dans leur maison en Israël, perpétuent la tradition des « salons de musique » qu’ils tenaient en Irak, et se récitent entre deux accords les numéros de téléphone qui étaient ceux des uns et des autres à Bagdad. L’un d’entre eux montre à la réalisatrice une brassée de cassettes d’Oum Kalsoum, qu’il a enregistrée fidèlement à la radio pendant vingt ans, et parle de son admiration pour le grand compositeur, interprète et acteur égyptien Mohamed Abdelwahab. Interrogé sur les chansons dédiées par ce dernier à la cause palestinienne, il répond avec une sobre fermeté que ces chansons-là, il les aime autant que les autres : « La politique, dit-il, c’est autre chose. » Il confie, tout en protestant de son attachement à Israël, qu’il lui arrive encore souvent de fermer les yeux pour évoquer avec nostalgie le cours majestueux du Tigre et de l’Euphrate, ces deux fleuves qui se rejoignent comme se mêlent en lui l’arabité et la judéité.
Celle qui tient la caméra est issue de la même histoire. Le grand-père de Florence Strauss, Robert Hakim, était un juif égyptien, né en 1907 à Alexandrie, nourri de comédies musicales égyptiennes, qui devint avec son frère Raymond l’un des grands producteurs du cinéma français (Pépé le Moko, Belle de jour, La Bête humaine...). De retour dans son pays natal pour un tournage, en 1956, il assiste à l’exode forcé de la communauté juive, devenue indésirable après la crise de Suez et la « triple et lâche agression » perpétrée par la France, le Royaume-Uni et Israël pour tenter de récupérer le canal nationalisé par Nasser. Dès lors, il coupe les ponts et défend à sa famille de remettre les pieds en Egypte. C’est cet interdit que sa petite-fille enfreint avec ce film, qui la mène du Caire à Jérusalem et de Beyrouth à Alep.
Juif par la religion, arabe par la culture : on imagine ce que cette position peut avoir d’infernal, mais aussi de fécond. Pas parce qu’elle autorise des lamentations consensuelles sur « ces peuples qui s’entredéchirent alors qu’ils ont tant en commun », mais parce qu’en mettant en échec les catégorisations binaires, elle offre un prisme pour envisager d’une manière radicalement différente le conflit israélo-palestinien. La première à l’avoir problématisée est l’universitaire israélienne Ella Shohat, dans un article sur la situation des misrahim (leurs ancêtres n’ayant jamais vécu en Espagne, les juifs orientaux ne sont pas à proprement parler des Sépharades) écrit en 1986 et publié en français en 2006 (La Fabrique Editions) : Le sionisme du point de vue de ses victimes juives (titre qui fait référence au texte d’Edward Saïd Le sionisme du point de vue de ses victimes). Née en Israël de parents juifs irakiens, Ella Shohat est apparue en 2002 dans Forget Bagdad, le film consacré par Samir, réalisateur suisse d’origine irakienne, aux clichés cinématographiques du « juif » et de « l’Arabe », avec pour fil conducteur le portrait de quatre communistes juifs irakiens (2).
Le « quart de ton » typique de la musique orientale, que célèbre Le Blues de l’Orient, Ella Shohat le connaît bien : « Pour mes parents, écrit-elle en 2006, dans son préambule à l’édition française de son livre, c’était comme si le temps s’était arrêté dans les années 1940 à Bagdad. Mon père continuait à jouer de la musique à quarts de ton sur son kamanja (violon) dans les réunions familiales. Maintenant encore, mes vieux parents qui vivent dans un troisième pays, les Etats-Unis, continuent à regarder des films égyptiens sur la chaîne arabe de New York et à écouter mélancoliquement le chanteur irakien Nathom al-Ghazali ou l’Egyptienne Oum Kalsoum. » Il y a quelques années, raconte-t-elle, ils sont venus lui rendre visite alors qu’elle vivait à Rio de Janeiro : « Dès leur arrivée, ils sont partis à la recherche des ingrédients de base pour la cuisine arabe. Ils ont rapidement trouvé les épiciers arabes de la ville, avec lesquels ils discutaient en arabe le prix des épices et des ingrédients et des produits familiers. En un rien de temps, nous fréquentions le "Sahara", le quartier oriental de Rio, où juifs, chrétiens et musulmans arabes se trouvent mélangés comme dans bien des lieux de l’Orient arabe. »
Le faux nez du caractère occidental d’Israël
Cet attachement à la cuisine orientale est loin de faire des parents d’Ella Shohat des exceptions : « Israël est un pays levantin ! s’écriait Esther Benbassa au cours de l’entretien réalisé pour ce site en 2002. Un pays qui a bien sûr beaucoup de caractéristiques européennes, mais un pays levantin, où l’on mange le hoummous et tous ces plats qui font partie de la tradition locale, où l’on écoute de la musique en hébreu avec des airs méditerranéens et surtout orientaux... » Si on a tendance à l’oublier, c’est parce que l’establishment israélien fait tout pour refouler cette réalité : « L’Etat d’Israël, écrivait Sophie Bessis dans L’Occident et les autres, n’a cessé de se vouloir occidental, s’attachant avec constance à conjurer tout risque d’orientalisation. Ses élites ont fidèlement intériorisé, pour ce faire, un discours de la suprématie élaboré pour d’autres dominations. » Or ce caractère européen, qui suscite chez bien des Occidentaux une identification rassurante à Israël et un soutien à sa politique (soutien justifié par l’argument autrement plus présentable selon lequel il s’agit de la « seule démocratie du Proche-Orient »), est un faux nez. Comme le montre Ella Shohat, les calculs sont vite faits : avec 50% de misrahim et 20% d’Arabes israéliens, Israël compte 70% d’habitants appartenant au tiers-monde ; et ce chiffre monte à 90% si on y inclut les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie... « L’hégémonie européenne en Israël, conclut Ella Shohat, n’est que le fait d’une minorité numérique particulière, minorité qui a tout intérêt à minimiser l’"orientalité" et la "tiers-mondialité" de l’Etat hébreu. »
Si l’élite ashkénaze qui portait le projet sioniste a organisé l’immigration des juifs orientaux, pour les besoins du peuplement et parce qu’il lui fallait une main d’œuvre bon marché (« des juifs pour servir d’Arabes »), elle n’en est pas moins hantée par une peur phobique à l’idée de les voir prendre une importance numérique qui la submergerait - comme elle est hantée par la menace d’une hégémonie démographique palestinienne qui, pense-t-elle, la noierait dans un océan de barbarie. Ce parallélisme donne à penser qu’il ne s’agit pas seulement de préserver le caractère juif du pays - au mépris des conséquences inhumaines que cela entraîne pour les Palestiniens -, mais aussi (surtout ?) son caractère européen, non-arabe et non-africain, en favorisant par exemple l’immigration de juifs russes au détriment des juifs éthiopiens. « La grande crainte qui nous étreint, déclarait dans les années 1970 le ministre travailliste Abba Ebban, est le danger de voir les immigrés d’origine orientale, si d’aventure ils en venaient à être majoritaires, contraindre Israël à régler son niveau culturel sur celui de la région. » Ella Shohat analyse : « Le régime israélien actuel a hérité de l’Europe une forte aversion pour le respect du droit à l’autodétermination des peuples non européens ; d’où son discours décalé et dépassé [en 1986 du moins...], d’où aussi ses références ataviques aux "nations civilisées" et au "monde civilisé". »
« Enfermé dans une cage avec un babouin hystérique »
Elle donne des exemples effarants de propos tenus par des Israéliens originaires d’Europe sur les misrahim, régulièrement comparés à des animaux. Le journaliste Amnon Danker écrit ainsi en 1983 dans Haaretz qu’il se sent enfermé dans le pays avec les misrahim comme « dans une cage avec un babouin hystérique ». Israël, observe Ella Shohat, a donné aux Ashkénazes, marginalisés et persécutés en Europe de l’Est, l’occasion de passer un « test de civilisation » ; et ils l’ont fait « en marginalisant à leur tour leurs propres Ost-Jüden, à savoir les juifs d’Orient ». Le sionisme apparaît ainsi non comme une valorisation, mais au contraire comme un reniement de cette identité juive tant stigmatisée par les antisémites européens - une conjuration dont la nécessité se fait d’autant plus sentir après le traumatisme du génocide, cette identité étant associée à la faiblesse et à l’incapacité de se défendre. De façon significative, Pascal Bruckner, par exemple, accuse ceux qui s’émeuvent du sort des Palestiniens d’« en vouloir aux juifs de ne pas se conformer au stéréotype de la victime » et à Israël d’« embrasser la force sans crainte »... Dans l’ouvrage collectif Un très proche Orient (Joëlle Losfeld, 2002), l’historien français d’origine palestinienne Elias Sanbar racontait avoir vu en 2000 à la télévision un reportage dans lequel on interviewait, à Hébron, un jeune soldat chargé de veiller à l’application du couvre-feu, qui ne concernait que les résidents arabes la ville. Au journaliste qui lui demandait comment il faisait pour distinguer les civils juifs des civils arabes, il répondait : « Ceux qui ont l’air de juifs désespérés sont palestiniens. » On pense aussi à l’anecdote que rapporte Michel Warschawski dans Sur la frontière : lors de sa première visite, adolescent, à Tel-Aviv, en arrivant de France, il est si perdu et intimidé que son cousin, qui y est né, le sermonne : « Cesse donc de te comporter comme un petit youpin, tu n’es pas à Strasbourg. » Ce qui lui fait dire : « C’est à Tel-Aviv que j’ai entendu pour la première fois une remarque antisémite. » Il voit le sionisme comme un projet de liquidation de cette identité diasporique et « métèque » à laquelle lui-même est profondément attaché, raison pour laquelle il préfère Jérusalem à la moderne Tel-Aviv, alors que les dirigeants travaillistes, eux, méprisent la Ville Sainte : « Avec ses synagogues, ses quartiers ghettos et son marché oriental, ses juifs en caftan et en chapeau de fourrure, elle leur rappelait trop la diaspora qu’ils haïssaient. »
Dans les années 1970, les Panthères Noires israéliennes, issues de la communauté misrahi, se révoltent contre les discriminations continuelles subies par cette dernière, tout en faisant le lien avec l’oppression des Palestiniens - un lien que se garde bien d’établir, en revanche, la gauche libérale israélienne. Mais de nombreux juifs orientaux réagissent autrement : ils intériorisent la haine anti-Arabes des Ashkénazes, et tentent de s’intégrer par une surenchère dans l’hostilité envers les Palestiniens. Comme le dit encore Esther Benbassa, les misrahim « sont "autres" parce qu’ils sont arabes : comment voulez-vous qu’ils intériorisent une image positive ? Comment voulez-vous qu’ils s’identifient à l’Arabe qui est lui aussi rejeté ? Sans vouloir faire de la psychanalyse de bas étage, en rejetant l’Arabe, ils rejettent l’arabité en eux - cette arabité qui a provoqué leur relégation par l’establishment israélien. On assiste donc à un rejet en chaîne ». De surcroît, la façon dont ils sont traités par la minorité travailliste « éclairée » jette les misrahim dans les bras du Likoud. Cette droitisation, conjuguée à leur religiosité plus marquée que celle de l’élite « laïque », redoublera leur stigmatisation en permettant à la frange pacifiste et « humaniste » de la société israélienne de déplorer leur attitude foncièrement hostile aux Arabes, qui fait obstacle à la paix...
Garder le « monopole de la production de sens »
L’une des manières dont s’exprime l’infériorisation des misrahim, c’est la négation de leur histoire et de leur culture. Tout d’abord, on exagère leur différence : de même qu’un préjugé colonialiste perpétue l’idée qu’avant la création de l’Etat d’Israël, il n’y avait en Palestine que quelques tribus de bergers (3), on dépeint les métropoles dont sont originaires les misrahim - Alexandrie, Bagdad, Istanbul - comme des « trous perdus sans électricité ni voitures ». On rappelle complaisamment que certains juifs d’Afrique du Nord vivaient dans des grottes - un sort auquel semblent toutefois avoir échappé, note Ella Shohat, pince-sans-rire, « certains intellectuels comme Albert Memmi et Jacques Derrida ». Quant aux différences culturelles qui existent bel et bien, on peut, à la limite, les valoriser en tant que sympathique folklore exotique. Les intellectuels français sont nombreux à apprécier les riyads marocains, les tajines, le rituel du hammam, ou la danse orientale, bienvenue pour « booster leur libido », comme on dit dans les magazines féminins, sans que cela les empêche de déblatérer par ailleurs leurs préjugés racistes sur l’arriération et la barbarie des musulmans. De même, l’élite ashkénaze israélienne, constate Ella Shohat, peut apprécier les misrahim « pour leur musique folklorique, leur cuisine savoureuse et la chaleur de leur hospitalité », sans que cela l’empêche de maudire leur esprit « oriental, illettré, patriarcal, sexiste et en un mot prémoderne » (reproches qui rappellent des choses, non ?).
La sensualité de la culture arabe est ainsi réduite à une dimension anecdotique, privée de toute signification, de toute portée philosophique. Or cette portée est évidente, justement, dans Le Blues de l’Orient, en particulier à travers les propos érudits du chanteur syrien Abed Azrié - l’une des voix d’or de la musique orientale contemporaine. La suggestion, faite dans le film par un musicien égyptien, d’une relation entre le rythme de la musique égyptienne et celui de la crue du Nil (supprimée par le barrage d’Assouan en 1970), indique bien que c’est de tout un rapport au monde qu’il s’agit. A l’image de ce « quart de ton » qui lui est propre, et dont ses amoureux disent qu’il touche l’auditeur « non pas dans sa chair, mais dans la moelle de ses os », cette musique et cette culture donnent accès, par des voies qui n’appartiennent qu’à elles, à un pan singulier de l’expérience humaine.
Mais, pour penser le monde, l’Occident n’a besoin de personne, merci. Comme l’écrivait Sophie Bessis, il se montre très soucieux de conserver son « monopole de la production de sens » ; même dans les milieux éclairés, on garde « l’intime conviction que l’énonciation de l’universel, quel qu’en soit le contenu, est [son] apanage naturel ». Dès lors, les misrahim en Israël, de même que les immigrés en France, sont considérés comme ayant tout à apprendre de l’élite occidentale, mais rien à lui offrir. « Les photos témoignant de la misère orientale, observe Ella Shohat en se penchant sur les archives historiques de l’Etat hébreu, sont souvent placées en regard de portraits épanouis d’Orientaux immigrés en Israël, où ils apprennent à lire et à maîtriser les technologies modernes, tels les tracteurs et les moissonneuses-batteuses. » Cette autosatisfaction et cette suffisance sont restées longtemps inentamées. Peut-on s’attendre à voir s’y créer progressivement quelques brèches - par exemple avec la montée en puissance de l’Asie, ou avec le désastre écologique, qui résulte d’un mode de vie inventé par l’Occident, et traduit un rapport au monde pour le moins problématique ? En France, certains descendants d’immigrés ont aussi été très choqués par l’hécatombe de la canicule de 2003, qui révélait la situation révoltante faite aux aînés dans cette société, et qui ne se serait jamais produite, clamaient-ils, dans leur tradition culturelle.
L’Etat unique du boulevard de Belleville
« J’ai pas vu mon grand-père dans les livres d’histoire », rappe le Ministère des affaires populaires (MAP) dans Elle est belle la France. En Israël, les misrahim, eux aussi, sont privés d’histoire. Ils sont le plus souvent perçus comme venant de loin, remarque Ella Shohat, alors qu’ils ont parcouru, pour immigrer, une distance objectivement bien moindre que les juifs d’Europe. A l’école, ils n’apprennent rien sur leur passé : « Tout comme on racontait aux enfants sénégalais et vietnamiens que "leurs ancêtres les Gaulois étaient blonds aux yeux bleus", l’histoire officielle instille aux enfants misrahi la mémoire de "nos ancêtres des shtetls [petites villes ou quartiers juifs] de Pologne et de Russie" et les engage à vénérer l’œuvre pionnière des pères fondateurs sionistes dans une région hostile. L’histoire juive est présentée comme une histoire d’abord européenne. » Ainsi se perd le souvenir de la vie relativement harmonieuse des juifs en pays musulmans : ceux qui en sont issus deviennent « ennemis de leur propre passé ».
Certes, le statut de dhimmi appliqué aux juifs et aux chrétiens en terre musulmane était inégalitaire. Mais, comme le rappelle Ella Shohat à la suite de Maxime Rodinson, « ce particularisme s’inscrivait dans la logique propre au contexte sociologique et historique de l’époque et n’avait rien d’un antisémitisme pathologique de type européen ». Et, au cours des premières décennies du XXe siècle, de nombreux juifs ont joué des rôles de premier plan dans la vie culturelle ou politique des pays arabes, accédant à des positions « bien plus élevées que celles auxquelles ont pu aspirer les misrahim dans l’Etat juif ». Ce genre de rappel suscite immanquablement les ricanements des hérauts du choc des civilisations, qui parlent d’« idéalisation ». On préférera rappeler que la stratégie occidentale vis-à-vis des juifs et des Arabes, notamment dans l’Algérie de la colonisation, a toujours été « diviser pour mieux régner ». Et que la véritable naïveté est plutôt celle qui consiste à tomber dans ce piège.
Même aujourd’hui, d’ailleurs, en France, malgré le conflit israélo-palestinien, les rapports entre les deux communautés ne sont pas aussi mauvais qu’on veut bien le dire. Dans son propre livre, Changement de propriétaire (Seuil, 2007), Eric Hazan, l’éditeur de la version française du texte d’Ella Shohat, dit son attachement au projet d’un Etat unique, plutôt qu’à cet « Etat palestinien »-tarte à la crème que les tartuffes peuvent sans risque appeler de leurs vœux, puisqu’il a de moins en moins de chances de voir le jour sous une forme décente. Et l’auteur de L’invention de Paris ajoute :
« D’ailleurs, de cet Etat unique, il existe une préfiguration, délocalisée et en miniature : le boulevard de Belleville entre les stations de métro Belleville et Couronnes. De la rue de Belleville à la rue Bisson, c’est la pays des juifs tunisiens, les cafés pauvres où les vieux jouent aux cartes à longueur de journée et s’engueulent en arabe, la grande synagogue Michkenot Yacov, décorée, si l’on peut dire, d’un mur de pavés en trompe-l’œil, les restaurants sous contrôle du Beth-Din où l’on sert le poisson comme à Tunis, les affiches pour des vacances pour presque rien à Natanya ou à Eilat. De l’autre côté de la rue Bisson, qui fait en quelque sorte office de Ligne verte, c’est une petite Algérie. L’hébreu sur les boutiques fait place à l’arabe, les femmes ont totalement disparu des cafés, les vieux travailleurs discutent sans fin en se chauffant au soleil, le kiosque à journaux près de la station Couronnes est tenu par une femme voilée, et sur le trottoir, ici et là, on propose des fers à repasser usagés et des paquets de piles électriques périmées.
Mais si la rue Bisson marque une limite, ce n’est pas une frontière étanche. Les deux populations se mélangent sans cesse - non dans les cafés, qui restent pour la plupart mono-appartenants, mais dans les boutiques, sur les trottoirs et au grand marché qui se tient sur le terre-plein central le mardi et le vendredi. Certains prétendent que le quartier est sous tension quand se produisent "des événements" là-bas, en Israël-Palestine. Je n’ai jamais rien vu de tel, pas même lors de la guerre du Liban de l’été 2006. C’est l’Etat unique, dont les habitants vivent sans se fondre mais sans s’ignorer, sans nécessairement s’aimer mais avec le sens d’une commune humanité. »
« J’ai toujours été persuadée, nous disait Esther Benbassa, que [les misrahim] détenaient les clés de la coexistence - pour peu qu’ils surmontent leur contentieux avec eux-mêmes, avec leur propre arabité. » De quoi rêver d’un monde où aucun peuple ne se verrait plus imposer de « test de civilisation » - et ce, dans l’intérêt de tous, y compris de ceux qui font passer les tests : « La paix, écrit Ella Shohat, ne sera pas possible sans respect envers "l’Orient" sous toutes ses formes, que ce soient les misrahim, les Palestiniens ou les peuples arabo-musulmans voisins. »
(1) Voir la bande-annonce et les extraits sur Allociné.
(2) Forget Bagdad peut être commandé en ligne sur le site Artfilm.ch.
(3) Un cliché démenti, notamment, par le livre de photographies publié à l’initiative d’Elias Sanbar, Les Palestiniens. Images d’une terre et de son peuple de 1839 à nos jours, Hazan, Paris, 2004.
Voir aussi * Le site personnel d’Ella Shohat, et l’un de ses articles publié en français par Mouvements (septembre-octobre 2007), « Notes sur le "post-colonial" ». * Arabic Maqam World, un site d’introduction à la musique arabe (en anglais). * L’article de Joëlle Marelli « Les juifs-arabes et la question de Palestine », Vacarme, été 2005. * « Traces effacées dans le désert », compte rendu par Sylvie Braibant du film de Claude Grunspan Suite égyptienne, consacré au parcours du père de la réalisatrice, juif d’Alexandrie et militant communiste (Le Monde diplomatique, décembre 2005).
Mona Chollet
Le sionisme du point de vue de ses victimes juives
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