L'historien Marc Ferro aurait-il raison, le ressentiment serait-il un moteur de l'Histoire? Pour la Belgique, il semble être un ressort historique qui complète à merveille les déterminants socio-économiques... Toujours est-il que, si la Belgique a été un état tampon créé par les grandes puissances voisines, et «le paradis et la chasse gardée des propriétaires fonciers, des capitalistes et des curés» (Marx), il se pourrait qu'à terme les voisins tutélaires finissent par sonner la fin de la récréation communautaire... Ainsi si il est une moralité à tirer de la fable Belgique, c'est qu'on est toujours la "minorité" d'une autre entité plus large !
Venant de Valenciennes, la nationale 60 traverse l’ouest de la Wallonie avant de s’enfoncer en Flandre, vers Audenarde et Gand. Cette route propose un voyage dans la Belgique contemporaine. De Peruwelz à Saint-Sauveur, côté wallon, le paysage est campagnard. Les ateliers textiles ont fermé il y a des années. Rien, ou presque, ne les a remplacés. Des zonings, ou zones industrielles, ont germé dans ce coin de la province du Hainaut. Mais ils sont pour l’essentiel peuplés de hangars ou d’entreprises à faible valeur ajoutée. Le fabricant de produits à base de pomme de terre Lutosa est l’un des seuls grands employeurs de la région. Quelques kilomètres plus loin, le décor change. L’artère s’élargit. Les bâtiments d’usines se succèdent. Ils témoignent d’une réelle vigueur économique. Nous arrivons en Flandre.
La Flandre appartient, en 2007, aux trente régions les plus riches de l’Union européenne : son produit intérieur brut (PIB) par habitant dépasse de 23 % la moyenne européenne, et le taux de chômage n’y atteint pas 6,5 % (1). Le contraste avec la Wallonie est cruel. De l’autre côté de la frontière linguistique, le PIB par habitant est de 10 % inférieur à la moyenne des Vingt-Sept, et le taux de chômage dépasse 15 % depuis un quart de siècle (2). Un demandeur d’emploi sur deux n’a pas travaillé au cours des vingt-quatre derniers mois. Le chômage des moins de 25 ans frise 30 %.
C’est que la Wallonie n’en finit pas de digérer la crise de l’industrie lourde des décennies 1960 et 1970. Certes, ces dernières années, l’économie wallonne montre des signes de frémissement. Les exportations de la Région sont en hausse, le taux de création d’entreprises également. Toutefois, malgré les importantes aides européennes, malgré les plans mobilisateurs comme le contrat d’avenir (3), la remontée paraît lente. Le gouvernement wallon investit 1,5 million d’euros sur quatre ans dans la recherche, l’innovation et la formation, mais ce plan ne fera au mieux sentir ses effets que dans deux ou trois ans.
Lassée de ces promesses de redressement, la population flamande perd patience : elle estime que la persistance de ce retard wallon lui coûte trop cher. De fait, la Région flamande, plus productive, contribue davantage que sa voisine aux recettes de l’Etat fédéral belge. Les dépenses sociales y sont moindres. Bref, sa solidarité vis-à-vis de la Wallonie représenterait 3,3 % du PIB du pays (4).
« C’est un peu comme si chaque Flamand payait chaque jour un demi de bière à un Wallon, illustre l’économiste et philosophe flamand Rudy Aernoudt (5). Ce n’est pas exorbitant en comparaison d’autres échanges en Europe. » En moyenne, les transferts de la Flandre vers la Wallonie équivalent à la quote-part que les régions les plus riches de France consacrent au Languedoc-Roussillon et sont dérisoires par rapport à ce que la région de Stockholm, en Suède, paie pour la Laponie.
La Flandre ne prête cependant plus attention à ces comparaisons. D’autant que le problème ne vient pas seulement des transferts. Sa classe politique est aigrie. Et elle collectionne les mauvaises nouvelles dans certains secteurs stratégiques. En septembre, le groupe pharmaceutique Janssen, dont l’implantation dans la province flamande de Limbourg semblait invulnérable, a annoncé la suppression de six cent quatre-vingt-huit emplois, tandis que le géant chimique Bayer supprimait trois cents postes de travail en bordure de l’Escaut (6). Les diamantaires d’Anvers, pour leur part, subissent la concurrence grandissante de Dubaï. Quant à l’usine Audi de Bruxelles (que les Flamands, contrairement aux Bruxellois et aux Wallons, considèrent comme une partie de la Flandre), fleuron de l’assemblage automobile en Belgique, elle semble de nouveau en sursis moins d’un an après sa dernière restructuration.
Les entreprises flamandes sentent leur compétitivité menacée. D’où le consensus en faveur d’un assouplissement drastique du cadre économique. Les dirigeants veulent des réformes libérales et sont convaincus de ne pouvoir les obtenir avec les élus francophones à leurs côtés. Outre un fossé culturel, un canyon idéologique s’est également creusé entre les deux communautés. La classe politique francophone reste dominée par le Parti socialiste (PS), qui, lors des deux précédentes législatures fédérales, a freiné l’adoption de mesures visant à accroître la flexibilité du travail ou à alléger significativement les charges sur les entreprises. Excédés par ce qu’ils considèrent comme des entraves francophones, les mandataires flamands veulent retrouver leur liberté de manœuvre : ils exigent donc le transfert aux Régions de nouvelles compétences (emploi, impôt des sociétés, droit du travail, mais aussi allocations familiales).
Ironie du sort, le 10 juin 2007, le PS, après deux décennies au pouvoir, a perdu les élections législatives en Wallonie et à Bruxelles. Il n’est donc plus incontournable. Cette donne arrive néanmoins trop tard : côté flamand, la logique confédérale (7) est désormais enclenchée, et rien ne semble vouloir la stopper. Les péripéties actuelles s’insèrent dans une logique d’émancipation amorcée voici plus de quatre-vingts ans. Cet élan autonomiste – sur lequel se greffe la quête d’une homogénéité culturelle et géographique définitive – se manifeste avec une force sans précédent. Car il puise sa force dans les conquêtes de la Flandre contemporaine.
Au cours de la première moitié d’existence de la Belgique, la Flandre n’était reconnue ni culturellement ni économiquement. Le français était la langue de la bourgeoisie, de la littérature, de la politique. La Flandre, certes, pouvait se targuer d’un passé glorieux : Bruges, Gand et Anvers avaient rayonné durant des siècles en Europe. Mais, à l’orée du XXe siècle, les grandes usines se trouvaient majoritairement en Wallonie. Les ingénieurs de Charleroi ou Liège s’exportaient en Russie ou en Australie, tandis que les ouvriers flamands migraient... en Wallonie. Dont les habitants passaient pour les plus entreprenants du Vieux Continent – avec, à la fin du XIXe siècle, l’essor du groupe Empain, du chimiste Solvay ou encore la montée en puissance du sidérurgiste Cockerill. Mais ils ignoraient le néerlandais, la langue de leurs compatriotes, considéré comme un patois populaire.
Les frustrations de la population et des élites au nord du pays ont nourri le mouvement flamand. Pour récupérer sa place, la Flandre devait redevenir prospère. Au lendemain de la première guerre mondiale, cet objectif devient l’obsession de ses décideurs. En 1926, ils fondent l’association Vlaams Economisch Verbond. Une institution bancaire spécifiquement flamande, la Kredietbank, voit le jour quelques années après. Celle-ci va financer et accompagner des centaines de petites et moyennes entreprises vers les marchés d’exportation. L’augmentation des échanges commerciaux, entre autres avec le Congo, dope le trafic du port d’Anvers.
Cette spirale vertueuse s’amplifie à partir des années 1950. Les investisseurs étrangers, notamment américains, se massent en Flandre pour profiter du terrain bon marché, de l’excellente localisation et des généreuses aides économiques prodiguées par la Belgique. Les responsables politiques flamands usent de leur poids démographique pour faire pencher à leur profit les décisions au sein de l’Etat belge (8). Lequel s’endette massivement pour financer la construction, en Flandre, d’infrastructures colossales. Le port de Zeebrugge jaillit ainsi sur les côtes de la mer du Nord, tandis que le site portuaire d’Anvers s’étend. Peu à peu, l’industrie belge glisse vers le nord du pays et la côte. Le pari du landerneau flamand est un succès. Le taux de chômage – 19 % au nord, contre 8 % au sud à la fin des années 1940 (9) – se rééquilibre progressivement. En 1967, la Flandre rattrape la Wallonie en termes de PIB par habitant. Le rapport de domination s’inverse durablement (10).
Ce retournement doit autant à la cohérence de la politique menée sur le long terme en Flandre qu’au manque de réactivité des décideurs wallons au long de ces années. En Wallonie, après 1945, l’industrie, moins endommagée par les bombardements, avait redémarré plus vite que dans d’autres pays. Revers de la médaille, les équipements demeurèrent vétustes, les actionnaires ne réinvestissant pas assez vite. Les concurrents grignotèrent des parts de marché. Les charbonnages, puis les usines sidérurgiques, fermèrent, donnant lieu, dès les années 1960, à un torrent de licenciements.
En réaction, l’Etat débloqua des moyens considérables pour amortir ces terribles secousses. La fonction publique, par exemple, ouvrit grand ses portes pour accueillir cette main-d’œuvre sans emploi. Mais les autorités belges préparèrent mal la reconversion des bassins de vieille industrie, notamment en nationalisant à fonds perdus des entreprises condamnées d’avance.
La gestion du chaos social en Wallonie, ajoutée au financement du déploiement économique de la Flandre, dépassait les capacités de la Belgique : au début des années 1980, sa dette publique approche 100 % de son PIB. Et le gouvernement national doit dévaluer le franc belge pour éviter la banqueroute. C’est à la même époque que les responsables politiques régionalisent les premières compétences. Avec les réformes institutionnelles de 1980, 1988 et 1993, la Belgique devient un Etat fédéral : désormais, les Régions – wallonne, flamande et bruxelloise – conduisent leurs propres politiques économiques. Au cours des vingt années qui suivent, la Flandre continue de tirer son épingle du jeu. En revanche, Bruxelles et la Wallonie, victimes de leurs divisions internes, ne profitent pas de leur autonomie régionale. Dans la capitale, le chômage progresse, son taux frôlant 20 %. En Wallonie, l’évolution économique est inégale. Des zones comme Arlon, Mouscron ou la province du Brabant wallon se développent dans les années 1990. Mais le mouvement ne s’étend pas au reste de la Région. Et, en 2007, on l’a vu, les principaux indicateurs wallons restent maussades.
La Flandre savoure une revanche historique (11). Personne ne semble toutefois savoir où poser le mot « fin » à cette course à l’émancipation qui a porté tant de fruits. Si la tendance, en Espagne, en France ou au Royaume-Uni, est à la décentralisation des pouvoirs, l’indépendance de la Flandre créerait un tourbillon sur le Vieux Continent. C’est pourquoi toute l’Europe scrute de près l’attitude de la Flandre. Et les hommes politiques flamands le savent. Aller trop loin signerait probablement la mort de Bruxelles comme capitale européenne, avec des conséquences économiques désastreuses pour la Flandre aussi.
Pourtant, une partie des Flamands estime ne pas avoir encore suffisamment assouvi son désir d’autonomie... ou d’indépendance ?
(1) Evolutie van de Werkloosheid in Vlaanderen, VDAB (Office flamand de l’emploi et de la formation professionnelle), septembre 2007.
(2) Eurostat, Bruxelles, 19 février 2007.
(3) Le contrat d’avenir a été lancé en 1999, par le gouvernement wallon. Il constitue la première ébauche de stratégie régionale destinée à redresser structurellement l’économie de la Wallonie, en misant notamment sur les petites et moyennes entreprises et la recherche. Mis à jour en 2002 puis en 2004, le contrat d’avenir n’a toutefois pas atteint son objectif. La glissade économique s’est arrêtée, mais la remontée est trop faible pour parler d’une vraie dynamique de redressement.
(4) Benoît Bayenet, Henri Capron et Philippe Liégeois (sous la dir. de), L’Espace Wallonie-Bruxelles. Voyage au bout de la Belgique, De Boeck, Bruxelles, 2007.
(5) Auteur de Wallonie-Flandre. Je t’aime moi non plus. Antimanifeste sur les relations entre les Flamands et les Wallons, Roularta Books, Roeselare, 2006.
(6) Cf. De Standaard, Groot-Bijgaarden, 18 et 26 septembre 2007.
(7) Une confédération rassemble des Etats souverains. Une fédération exerce tout ou partie des pouvoirs qui étaient ceux de ses Etats membres.
(8) En 1961, les Flamands représentent 55 % de la population belge (actuellement, 57 %).
(9) L’Espace Wallonie-Bruxelles, op. cit.
(10) Lire Sergio Carrozzo, « Wallonie et Flandre, le chaud et le froid », Le Monde diplomatique, janvier 2004.
(11) Lire Adrien Gonthier et Michel Mintiens, « Le triomphalisme de l’économie », Le Monde diplomatique, avril 2001.
Jean-Yves Huwart
Ik ben van Luxembourg...
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