De la postérité des livres médiocres : "Clash of Civilisations"...

Le livre de Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, a provoqué beaucoup de débats ici et là. Son article portant sur le même sujet, paru trois ans plus tôt, semble avoir suscité plus de discussions que son livre lourd et tarabiscoté en a causé aux États-Unis, en partie parce que l'essai était court, avait un titre accrocheur, et était destiné à provoquer une certaine réaction chez le lecteur. Au contraire, le livre a le caractère lourdaud typique des productions d'un étudiant gradué, errant en territoire inconnu, essayant d'être circonspect avec les définitions, les «faits» et les statistiques, tout en pressentant la proximité de la colère de son enseignant. Il y a tant de faussetés dans les prémisses d'Huntington (notamment celui de civilisations), tant d'erreurs sur le fonctionnement des cultures, tant de descriptions malheureuses de ce qui distingue l'Occident de l'Islam, ou du confucianisme. Il y a tant de suppositions, non examinées et présentées sans aucune critique, à la gloire de la civilisation occidentale, la plupart de ces non-sens ayant déjà été écartés par Montaigne et Hume, qu'il est réellement difficile de le lire avec une attention sérieuse. Étrangement, ses erreurs les plus frappantes se trouvent dans ce qu'il dit de sa propre civilisation, l'Occident. Même si ce qu'il dit de l'Islam n'est pas d'une grande pertinence non plus, ses sources proviennent essentiellement de documents d'orientalistes sclérosés comme Bernard Lewis. L'erreur fondamentale d'Huntington est de percevoir l'Occident comme étant détenteur d'une essence immuable, une sorte de noyau irréductible qui demeure inchangé de siècle en siècle. Il affirme qu'une civilisation est constituée de livres, de héros et de valeurs fondamentales qui lui sont centraux. Cela l'oblige donc à prendre une position où tout en Occident doit confirmer cette essence et ces valeurs, et vice versa...Ce déterminisme laisse bien peu de place à la diversité ou au changement. Pourtant si Occident il y a, il n'est pas affaire de permanences et d'essence, mais de discontinuités et de perturbations. Cet "Occident", comme toute culture ou civilisation, est fait de divers mélanges et hybridations. Par exemple, Huntington, percevra Socrate comme une figure historique importante, dont la méthode et les quêtes métaphysiques de la vérité et du bon constituent une des gloires et le modèle permanent de la civilisation occidentale. Alors que pour Friedriech Nietzsche, ce qui fait l'intérêt de Socrate c'est «son regard critique infatigable», qui en fait un perturbateur vis-à-vis de ses contemporains, un renverseur d'idées préconçues. C'est clairement pour cela que Socrate a été l'objet d'un procès, condamné, puis forcé au suicide. En effet, il est possible de démontrer que l'un des éléments fondamentaux de la modernité occidentale est l'émergence et la domination de philosophies comme celle de Nietzsche, dont la grande réalisation a été le renversement de l'idée même du bien et du mal, et la tentative d'éliminer toute croyance en un concept d'identité stable. Pour Huntington, les civilisations ont une identité fixe, constamment et perpétuellement reconnaissable, alors que la question qui devrait être posée en cette fin de vingtième siècle est: «De quel Occident, Islam ou confucianisme, parlez-vous? De chacune de ces entités il est une dizaine de formes différentes, toutes en conflit, opposées de manière irréconciliable, et toujours en mouvement. Est-il seulement possible de parler de l' Occident ou d'un confucianisme, puisque la diversité en manière de culture est la règle ; cette multiplicité ruine toute tentative visant à réduire une culture ou une civilisation à un phénomène simple et unitaire?» Une seconde erreur, qui traverse tout le livre d'Huntington, consiste en sa cécité vis-à-vis des phénomènes d'hybridation, de mélange et d'emprunt aux autres cultures. Cette cécité est intellectuellement aussi irresponsable qu'intéressée. Rien n'est plus futile que de percevoir l'Occident comme une entité à part et au-dessus des autres civilisations. Il est vrai qu'il y a, dans chaque culture, des tentatives idéologiques spécifiques afin de prétendre qu'une quelconque essence préexistante définit la culture pour toujours, mais c'est là de l'idéologie, non pas de l'Histoire ou une interprétation sérieuse de la culture. Il est d'ailleurs des équivalents d'Huntington dans toutes les cultures, cette entreprise relève plus d'un nationalisme obtus que de science. C'est à ces manipulations qu'on doit conflits ethniques et religieux, partitions de sociétés multiculturelles en petites entités séparées. Huntington lui-même écrit du point de vue de quelqu'un qui s'inscrit dans cette perspective: c'est un intellectuel qui se propose de servir les intérêts de l'hyper-puissance d'aujourd'hui (il ne s'en cache pas!). Sa mission vise à maintenir la prééminence mondiale de celle-ci. Ainsi, la vraie fonction de ses travaux n'est pas de chercher à réduire les conflits de cultures, mais de les faire tourner à l'avantage des États-Unis et de leur leadership. Il s'agit ni plus ni moins d'un ethnocentrisme impérial, et comme tous les ethnocentrismes. Il prétend que sa société, ses traditions, son mode de pensée, sa religion ou civilisation ne peuvent être partagés par un étranger, il prétend qu'ils ne peuvent être compris par quelqu'un qui ne partage pas la même religion, la même couleur de peau, etc. L'Inde, le Pakistan, la Bosnie, l'Irlande, l'Afrique du Sud, Chypre, le Liban, et bien sûr Israël/Palestine, montrent pourtant tous les ravages de ce mode de penser, qui en bout de ligne mène à la violence. Il n'y a pourtant rien d'inévitable dans ce domaine, malgré ce que prêchent Huntington. Aucune culture aujourd'hui n'est pure. Huntington écrit à propos de l'Occident comme si la France était encore peuplée exclusivement de Dupont et de Bergerac, l'Angleterre de Smith et de Jones. C'est là du fondamentalisme, la culture est faite par des hommes et non pas par décret divin. Toute identité est donc une construction, une composition de différentes histoires, migrations, conquêtes, libérations, et ainsi de suite. On peut envisager cela comme des mondes en guerre, ou comme des expériences à réconcilier. Historiquement, cela a toujours été une des prérogatives du pouvoir de nommer et de classifier les peuples soumis en les plaçant dans des catégories éternelles plus ou moins étanches - les Chinois patients, les Noirs serviles, les Musulmans dévots ou violents, sont des exemples connus - qui les condamnent au statut d'objet et à l'isolation, qui les rend plus faciles tant à diriger qu'à être tenu à distance. C'est aussi le but de la «séparation» des Arabes et des Israéliens, tant dans le passé comme dans l'actuel processus de paix. Mais est-ce là le seul moyen pour que les civilisations coexistent?Je ne crois pas. Il est une autre façon de coexister avec les différences culturelles, elle consiste à accueillir l' «autre» en tant qu'égal à soi sans qu'il soit un identique. De nombreux humanistes de notre temps, d'Erich Auerbach à Joseph Needham, de Louis Massignon à Taha Hussein, ont vu dans le passé et dans les différentes cultures une possibilité de dépasser l'aliénation qu'occasionne l'éloignement dans le temps et dans l'espace. Lisant Dante, Auerbach a saisi la relation du poète avec le quatorzième siècle, mais aussi avec notre époque. L'idée est donc d'étudier la culture non pas du point de vue étriqué du nationalisme, mais plutôt pour la comprendre dans son contexte, et pour comprendre comment peut-elle être empruntée, traduite ou comprise par d'autres cultures. En cela, c'est l'humaniste ou l'intellectuel critique, et non le gestionnaire de crise à la Huntington, qui peut apporter quelque chose, y compris une vision plus authentique des possibilités qui s'offrent à la communauté humaine. J'ai passé trente-cinq ans de ma vie à enseigner à des jeunes les arts de l'interprétation, c'est-à-dire, comment on lit, comprend et lie les produits de la culture humaine avec les autres activités humaines. Je crois que cela m'a permis de mieux comprendre la politique, puisque l'interprétation enseigne que toute activité humaine s'insère dans l'Histoire, est un élément de l'Histoire. Le but de l'interprétation est d'apprendre à lier les choses entre elles - des cultures différentes, des peuples différents, des périodes historiques différentes. C'est un acte de choix, un choix diamétralement opposé à celui d' Huntington. La théorie du choc des civilisations est présentée comme étant inévitable, alors qu'elle est en fait imposée à un monde fait d'incertitude et de discorde potentielle, notre monde actuelle. Nous avons pourtant le choix d'apaiser les conflits. Ne nous laissons pas berner par les accents martiaux d'Huntington, il n'est aucun fatum, rien ne nous condamne à un combat sans fin, si n'est l'imagination bancale et orientée d'Huntington...

Edward Saïd



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