Du « devenir-nègre du monde »

Par néolibéralisme, il faut entendre une phase de l'humanité dominée par les industries du silicium et les technologies numériques. Le néolibéralisme est l'âge au cours duquel le temps court est en passe d'être converti en force procréative de la forme-argent. Le capital ayant atteint son point de fuite maximal, un mouvement d'escalade est enclenché, il repose sur la vision selon laquelle « tous les événements et toutes les situations du monde de la vie [peuvent] être dotés d'une valeur sur le marché ». Ce mouvement se caractérise aussi par la production de l'indifférence, le codage forcené de la vie sociale en normes, en catégories et en chiffres, ainsi que par diverses opérations d'abstraction qui prétendent rationaliser le monde sur la base des logiques de l'entreprise. Hanté par un double funeste, le capital notamment financier se définit désormais comme illimité aussi bien du point de vue de ses fins que du point de vue de ses moyens, il ne dicte plus seulement son propre régime du temps. Ayant repris à son compte la « fabrication de toutes les relations de filiation », il cherche à se multiplier « par lui-même » dans une série infinie de dettes structurellement insolvables.

Il n'y a plus de travailleurs en tant que tels, il n'y a plus que des nomades du travail. Si, hier, le drame du sujet était d'être exploité par le capital, aujourd'hui, la tragédie pour la multitude est de ne plus pouvoir être exploitée du tout, de faire l'objet de relégation dans une « humanité superflue », livrée à l'abandon, et dont le capital n'a guère besoin pour son fonctionnement. Une forme inédite de la vie psychique adossée à la mémoire artificielle et numérique et à des modèles cognitifs relevant des neurosciences et de la neuro-économie se fait jour. Automatismes psychiques et automatismes technologiques ne formant plus qu'un seul et même faisceau, la fiction d'un sujet humain nouveau, « entrepreneur de soi-même », plastique, et sommé de se reconfigurer en permanence en fonction des artefacts qu'offre l'époque, s'installe.

Ce nouvel homme, sujet du marché et de la dette, se prend pour un pur produit du hasard naturel. Cette sorte de « forme abstraite toute prête », comme dit Hegel, capable de s'habiller de tous les contenus, est typique de la civilisation de l'image et des nouveaux rapports que celle-ci établit entre les faits et les fictions. Animal parmi d'autres, il n'aurait aucune essence propre à protéger ou à sauvegarder. Il n'y aurait, a priori, aucune limite à la modification de sa structure biologique et génétique, il se distingue du sujet tragique et aliéné de la première industrialisation sur bien des aspects. D'abord, il est un individu emprisonné dans son désir. Pour sa jouissance, il dépend presque entièrement de sa capacité à reconstruire publiquement sa vie interne et à l'offrir sur un marché comme marchandise échangeable. Sujet neuro-économique absorbé par le double souci exclusif de son animalité (la reproduction biologique de sa vie) et de sa choséité (la jouissance des biens de ce monde), cet homme-chose, homme-machine, homme-code et homme-flux cherche avant tout à réguler sa conduite en fonction des normes du marché, n'hésitant guère à s'auto-instrumentaliser et à instrumentaliser autrui pour optimaliser ses paris de jouissance. Condamné à l'apprentissage à vie, à la flexibilité, au règne du court terme. Il doit embrasser sa condition de sujet soluble et fongible afin de répondre à l'injonction qui lui est constamment faite - devenir un autre.

Davantage encore, le néolibéralisme représente l'âge au cours duquel capitalisme et animisme, longtemps difficilement tenus à l'écart l'un de l'autre, tendent finalement à ne plus faire qu'un. Le cycle du capital allant désormais de l'image à l'image, l'image est devenue un facteur d'accélération des énergies pulsionnelles. De la fusion potentielle du capitalisme et de l'animisme résulte un certain nombre de conséquences déterminantes pour notre entendement futur de la race et du racisme. D'abord les risques systémiques auxquels seuls les esclaves nègres furent exposés au moment du premier capitalisme constituent désormais sinon la norme, du moins le lot de toutes les humanités subalternes.

Ensuite, cette universalisation tendancielle de la condition nègre va de pair avec l'apparition de pratiques impériales inédites. Celles-ci empruntent tant aux logiques esclavagistes de capture et de prédation qu'aux logiques coloniales d'occupation et d'extraction, voire des guerres civiles ou de razzias des époques antérieures. Les guerres d'occupation et les guerres contre-insurrectionnelles visent non seulement à traquer et à liquider l'ennemi, mais aussi à opérer une partition du temps et une atomisation de l'espace. Une partie du travail consistant désormais à transformer le réel en fiction et la fiction en réel, la mobilisation militaire par les airs, la destruction des infrastructures, les coups et blessures s'accompagnent d'une mobilisation totale par les images. Celles-ci font désormais partie des dispositifs d'une violence qui se voudrait pure.

Par ailleurs, capture, prédation, extraction et guerres asymétriques vont de pair avec la rebalkanisation du monde et l'intensification des pratiques de zonage - par quoi il faut comprendre une complicité inédite de l'économique et du biologique. En termes concrets, cette complicité se traduit par la militarisation des frontières, le morcellement des territoires, leur partition et la création, à l'intérieur des États existants, d'espaces plus ou moins autonomes, parfois soustraits à toute forme de souveraineté nationale mais opérant sous la loi informelle d'une multitude d'autorités fragmentées et de pouvoirs armés privés, ou sous la tutelle d'entités internationales à prétexte ou à raison humanitaire ou, simplement, d'armées étrangères. Ces pratiques de zonage vont généralement de pair avec un maillage transnational de la répression, le quadrillage idéologique des populations, la location de mercenaires affectés à la lutte contre les guérillas locales, la formation de « commandos de chasse », le recours systématique aux emprisonnements de masse, à la torture et aux exécutions extrajudiciaires. Grâce aux pratiques de zonage, un « impérialisme de la désorganisation » manufacture des désastres et multiplie à peu près partout les conditions d'exception tout en se nourrissant de l'anarchie.

À coup de contrats au titre de la reconstruction et sous prétexte de combattre l'insécurité et le désordre, firmes étrangères, grandes puissances et classes dominantes autochtones font main basse sur les richesses et gisements des pays ainsi vassalisés. Transferts massifs de fortunes en direction d'intérêts privés, dépossession d'une pan grandissante des richesses que les luttes passées avaient arrachées au capital, paiement indéfini de blocs de dettes, la violence du capital frappe désormais y compris l'Europe elle-même où une nouvelle classe d'hommes et de femmes structurellement endettés apparaît.

Plus caractéristique encore de la fusion potentielle du capitalisme et de l'animisme est la possibilité, fort distincte, de transformation des êtres humains en choses animées, en données numériques et en codes. Pour la première fois dans l'histoire humaine, le nom Nègre ne renvoie plus seulement à la condition faite aux gens d'origine africaine à l'époque du premier capitalisme (déprédations de divers ordres, dépossession de tout pouvoir autodétermination et, surtout, du futur et du temps, ces deux matrices du possible). C'est cette fongibilité nouvelle, cette solubilité, son institutionnalisation en tant que nouvelle norme d'existence et sa généralisation à l'ensemble de la planète que nous appelons le devenir-nègre du monde.


[Achille Mbembe, Critique de la Raison nègre]

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