De l'« archive antimusulmane » médiévale

Depuis plusieurs siècles, l'islam et les musulmans représentent la figure par excellence de l'ennemi dans la pensée théologique et politique occidentale. Des invasions musulmanes de territoires européens au Moyen âge (Espagne, Balkans, etc.) à l'impérialisme européen (puis étasunien) des XIXe et XXe siècles, les conflits religieux et politiques ont produit un ensemble de discours européens visant à contester une nouvelle religion hérétique, justifier une ségrégation sociale ou légitimer des conquêtes militaires. Cet ensemble de discours sur l'islam et les musulmans constitue un héritage discursif dans lequel chaque génération d'acteurs publics puise en fonction de sa position sociale et des contextes historiques et politiques.

Un retour sur cette « archive antimusulmane », c'est-à-dire sur la construction du dicible et du non-dicible sur l'islam et les musulmans, est indispensable pour comprendre les discours contemporains. Cependant, il est impératif d'éviter les écueils de l'anachronisme et d'une vision anhistorique de l'islamophobie discursive. Il n'existe pas d'islamophobie globale, multiséculaire et intrinsèque à l'identité européenne, une hostilité viscérale et endémique dont la « nature » serait identique du Moyen Âge jusqu'au XXIe siècle et qui ne ferait que varier d'intensité d'une période historique à l'autre. Il s'agit au contraire de discours contingents, produits par des acteurs très divers (théologiens, philosophes, érudits, diplomates, gouvernements, scientifiques, journalistes, etc.) et des contextes sociaux et historiques particuliers (réaction aux conquêtes musulmanes, Croisades, déclin de l'Empire ottoman, impérialisme européen et états-unien, immigration provenant de pays musulmans vers l'Europe, etc.).

 À partir du VIIe siècle, les autorités politiques et religieuses de l'Europe chrétienne développent de multiples stratégies face à l'expansion de la civilisation musulmane dans le monde : réfutation théologique, Croisades, envoi de missionnaires, martyrs, etc. Les premières représentations de l'islam et des musulmans en Europe sont le produit des ouvrages antimusulmans - le terme « islamophobe » n'existait pas - des auteurs chrétiens (VIIe-XIIe siècles), vivant soit en Europe chrétienne et musulmane (Espagne, Balkans), soit dans un pays de l'Orient musulman, dont l'objectif est de combattre tant le dogme religieux musulman que l' ennemi politique. Au fil des siècles, les arguments polémiques s'affinent et l'ennemi musulman est désigné par plusieurs catégories, souvent interchangeables: Arabes, Sarrasins, Maures, Ismaélites, Agaréniens, Turcs, etc. Les termes « arabe » et « sarrasin » étant mentionnés dans la Bible et les écrits des Pères de l'Église, il est donc clair que « la construction d'une image polémique des Sarrasins commença avant l'essor de l'islam ». Mais c'est bien l'essor de la civilisation musulmane et la conquête des terres chrétiennes qui provoquent un discours antimusulman visant trois objectifs: empêcher les conversions à l'islam dans les pays conquis, légitimer l'action militaire contre l'envahisseur et justifier la ségrégation légale et la répression sociale des musulmans sujets des Princes chrétiens.

 Ainsi, les auteurs chrétiens élaborent un « corps de croyances  » (Norman Daniel), un «arsenal des images polémiques» ou des « armes intellectuelles » (John Tolan) qui relèvent non seulement d'une idéologie défensive (contre l'invasion et le statut de dhimmi en terres musulmanes), mais aussi d'une idéologie agressive et conquérante construisant un sentiment de supériorité des Occidentaux à l'égard des musulmans et des Arabes. Cette supériorité est à l'époque essentiellement définie en termes religieux et les arguments mobilisés contre l'islam et les musulmans sont surtout théologiques. Du point de vue chrétien, les succès militaires des armées musulmanes ne sont pas la conséquence de leurs grandes qualités guerrières ou stratégiques, mais celle d'un fléau ou d'un châtiment divin adressés aux chrétiens qui ne se conforment pas suffisamment à l'orthodoxie chrétienne. Les désaccords théologiques entre islam et christianisme sont nombreux et portent notamment sur la nature de la Révélation elle-même, le caractère trinitaire de Dieu, le statut du Prophète Mohammed, etc. L'islam est dépeint comme une hérésie à combattre intellectuellement et militairement parce qu'il s'agirait d'une forme de paganisme, voire d'une religion polythéiste, inventée de toutes pièces par un faux prophète. Dans un genre littéraire qui est appelé à un grand succès, la biographie du Prophète Mohammed, celui-ci est décrit comme un imposteur dont les révélations n'expriment pas la parole de Dieu, mais celle l'Antéchrist ou du Diable en personne. Nombreuses sont les caricatures du Prophète qui ridiculisent son message religieux: certaines gravures représentent le Diable par un petit oiseau qui dicte ses paroles à Mohammed... Les musulmans obéiraient donc à un charlatan qui aurait bâti toute sa doctrine religieuse à partir de l'Ancien et du Nouveau Testament, sur les conseils d'un « moine » qui les lui aurait enseignés.

 De manière générale, les discours chrétiens construisent des structures d'opposition qui deviennent centrales dans la perception commune de l'islam et des musulmans. D'un côté, l'islam est synonyme d'irrationalité, de passion, d'émotion, de barbarie; de l'autre, le christianisme représente la raison, la civilisation, l'élévation spirituelle. Ce genre de structures d'opposition religieuse s'articule avec des discours sur les Sarrasins en tant que peuple, qualifié de « race perfide» par Riccold de Monte Croce (1243-1320) (le terme «race» n'ayant pas à l'époque de connotation biologique), violent, agressif, non civilisé, dont les mœurs sexuelles sont intolérables (la « fornication » des musulmans est opposée au célibat des clercs chrétiens). Un des Pères de l'Église, Jean Damascène (676-749), «commence la longue tradition des attaques contre Mohammed qui consiste à dire qu'il utilise Dieu - en simulant la Révélation - afin de justifier son propre plaisir sexuel  ».

Les arguments mobilisés par les auteurs chrétiens contre les musulmans ne sont pas sans rappeler la disqualification de la religion et du peuple juifs : musulmans et juifs, infidèles irrationnels, sont « logés à la même enseigne ». La « connexion musulmane» qui relie les juifs et les musulmans s'accompagne d'une connexion juridique et politique. À partir du XIIe siècle, les autorités religieuses et politiques chrétiennes élaborent des lois restreignant le statut légal des juifs et des musulmans et visant à limiter la «contamination» des catholiques par les infidèles, c'est-à-dire en évitant les contacts sexuels, les liens sociaux, la contamination religieuse par les rites syncrétiques, etc.

 Selon l'historien John Tolan, la période médiévale, surtout après les Croisades, est déterminante dans la construction des représentations négatives de l'islam et des musulmans en Occident : « les européens ne devaient jamais plus fournir contre l'islam un effort intellectuel comparable à celui de leurs ancêtres pour expliquer, réfuter et convertir ». Après la cristallisation des représentations européennes de l'islam au XIIIe siècle, celles-ci n'auraient connu que des «variations mineures» jusqu'aux Lumières, voire jusqu'au XXe siècle : « entre 1300 et les Lumières, il ne s'écrivit pas grand chose de vraiment nouveau sur l'islam ».

[Abdellali Hajjat, Marwan Mohamed, Islamophobie]

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