Du principe démocratique

 « La démocratie est née historiquement comme une limite mise au pouvoir de la propriété. C’est le sens des grandes réformes qui ont institué la démocratie dans la Grèce antique : la réforme de Clisthène qui, au VIe siècle av. J.-C., a institué la communauté politique sur la base d’une redistribution territoriale abstraite qui cassait le pouvoir local des riches propriétaires ; la réforme de Solon interdisant l’esclavage pour dettes. Le principe démocratique, c’est l’affirmation d’un pouvoir de tous et toutes, d’un pouvoir des êtres humains « sans qualités » venant contrarier le jeu normal de la distribution des pouvoirs entre les puissances sociales incarnant un titre à gouverner : la naissance, la richesse, la science, etc.


La démocratie est donc liée à une limitation du pouvoir de la propriété. Et il est clair que la démocratie est vivante là où elle est capable d’exercer cette limitation. Cela dit, il est également clair que l’idée démocratique ne porte pas en elle-même le principe et les moyens d’une suppression de la propriété. C’est pourquoi elle a été accusée d’être son simple alibi formel, et la « démocratie réelle » a été identifiée à la possession collective des moyens de production. On sait quel a été le destin de la « démocratie réelle » pratiquée dans les Etats soviétiques.

 Même pour ceux et celles qui n’ont jamais identifié contrôle collectif et dictature d’un « parti de classe », le contre-exemple de la dictature soviétique rend plus difficile de concevoir, dans le contexte d’une économie mondialisée, la forme que pourrait prendre un contrôle collectif sur les moyens de production et d’échange. Cela nous rend relativement démunis au moment où le pouvoir économique atteint les formes les plus radicales de son illimitation, où il s’identifie toujours plus au pouvoir des États et des grandes organisations interétatiques qui est, plus que jamais aussi, un pouvoir anti-politique, un appareil destiné à confisquer et à détruire la capacité collective. La critique de la propriété passe d’abord par la lutte contre cette illimitation et cette fusion. » « C’est là que la politique commence.

Mais c’est là aussi qu’elle rencontre, sur la route qui veut séparer son excellence propre du seul droit de naissance, un étrange objet, un septième titre à occuper les places de supérieur et d’inférieur, un titre qui n’en est pas un et que pourtant, dit l’Athénien, nous considérons comme le plus juste : le titre d’autorité « aimé des dieux » : le choix du dieu hasard, le tirage au sort, qui est la procédure démocratique par laquelle un peuple d’égaux décide de la distribution des places. »  « Le scandale est là : un scandale pour les gens de bien qui ne peuvent admettre que leur naissance, leur ancienneté ou leur science ait à s’incliner devant la loi du sort ; (…). Le scandale est simplement celui-ci : parmi les titres à gouverner, il y en a un qui brise la chaîne, un titre qui se réfute lui-même : le septième titre est l’absence de titre. Là est le trouble le plus profond signifié par le mot de démocratie. (…).

La démocratie n’est pas le bon plaisir des enfants, des esclaves ou des animaux. Elle est le bon plaisir du dieu, celui du hasard, soit d’une nature qui se ruine elle-même comme principe de légitimité. La démesure démocratique n’a rien à voir avec quelque folie consommatrice. Elle est simplement la perte de la mesure selon laquelle la nature donnait sa loi à l’artifice communautaire à travers les relations d’autorité qui structurent le corps social. Le scandale est celui d’un titre à gouverner entièrement disjoint de toute analogie avec ceux qui ordonnent les relations sociales, de toute analogie entre la convention humaine et l’ordre de la nature. C’est celui d’une supériorité fondée sur aucun autre principe que l’absence même de supériorité. »

 « Le tirage au sort, à Athènes, était le remède à un mal à la fois bien plus grave et bien plus probable que le gouvernement des incompétents : le gouvernement d'une certaine compétence, celle des hommes habiles à prendre le pouvoir par la brigue. Le tirage au sort a fait l'objet depuis lors d'un formidable travail d'oubli. Nous opposons tout naturellement la justice de la représentation et la compétence des gouvernants à son arbitraire et aux risques mortels de l'incompétence. Mais le tirage au sort n'a jamais favorisé les incompétents plus que les compétents... » (Jacques Rancière)

 

1 commentaire:

Cyril a dit…

Après avoir vraiment pris au sérieux les articles de ce site, je les considère désormais comme de simples futilités car l'épaisseur de la vie est là http://www.youtube.com/watch?v=JQ3aQUBoFPs pas ailleurs.
Prenez en bonne note Indigènes!