Le 17 octobre 1961 de Walter Benjamin



« Faire œuvre d'historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s'emparer d'un souvenir, tel qu'il surgit à l'instant du danger. Il s'agit pour le matérialisme historique de retenir l'image du passé qui s'offre inopinément au sujet historique à l'instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l'instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient comme vainqueur de l'antéchrist. Le don d'attiser dans le passé l'étincelle de l'espérance n'appartient qu'à l'historiographe intimement persuadé que, si l'ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n'a pas fini de triompher.


À l'historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d'oublier tout ce qu'il sait du cours ultérieur de l'histoire. On ne saurait mieux décrire la méthode avec laquelle le matérialisme historique a rompu. C'est la méthode de l'empathie. Elle naît de la paresse du cœur, de l'acedia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans son surgissement fugitif. Les théologiens du Moyen Âge considéraient l'acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui l'a connue, écrit : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour [entreprendre de] ressusciter Carthage. » La nature de cette tristesse se dessine plus clairement lorsqu'on se demande à qui précisément l'historiciste s'identifie par empathie. On devra inévitablement répondre : au vainqueur. Or ceux qui règnent à un moment donné sont les héritiers de tous les vainqueurs du passé. L'identification au vainqueur bénéficie donc toujours aux maîtres du moment. Pour l'historien matérialiste, c'est assez dire. Tous ceux qui à ce jour ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d'aujourd'hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd'hui gisent à terre. Le butin, selon l'usage de toujours, est porté dans le cortège. C'est ce qu'on appelle les biens culturels. Ceux-ci trouveront dans l'historien matérialiste un spectateur réservé. Car tout ce qu'il aperçoit en fait de biens culturels révèle une origine à laquelle il ne peut songer sans effroi. De tels biens doivent leur existence non seulement à l'effort des grands génies qui les ont créés, mais aussi au servage anonyme de leurs contemporains. Car il n'est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. Cette barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis de main en main. C'est pourquoi l'historien matérialiste s'écarte autant que possible de ce mouvement de transmission. Il se donne pour tâche de brosser l'histoire à rebrousse-poil.

La tradition des opprimés nous enseigne que l' « état d'exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l'histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d'exception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s'opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique. - S'effarer que les événements que nous vivons soient « encore » possibles au XXe siècle, c'est marquer un étonnement qui n'a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n'est à comprendre que la conception de l'histoire d'où il découle n'est pas tenable.

L'histoire est l'objet d'une construction dont le lieu n'est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d' « à-présent ». Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d' « à-présent », qu'il arrachait au continuum de l'histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome. Elle citait l'ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d'autrefois. La mode sait flairer l'actuel, si profondément qu'il se niche dans les fourrés de l'autrefois. Elle est le saut du tigre dans le passé. Mais ceci a lieu dans un arène où commande la classe dominante. Le même saut, effectué sous le ciel libre de l'histoire, est le saut dialectique, la révolution telle que la concevait Marx. »

(Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire)


Il s’agit de « brosser l’histoire à rebrousse-poil » avec ses pieds, il s'agit de faire « le saut du tigre dans le passé » par la mémoire et par l'action, il s'agit, surtout, de ne pas prendre part au « cortège triomphal où les maîtres d'aujourd'hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd'hui gisent à terre », de ceux qui furent massacrés et jetés à la Seine, il y a plus de 50 ans, il s'agit de refuser la version de l'histoire écrite par les vainqueurs (et leur silence), car « si l'ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté », il s'agit de refuser la situation faite à leurs descendants (cet « état d'exception » qui est la règle !)... C’est cela honorer ses morts, car honorer ses morts c'est s'honorer soi-même… Il est à remarquer que ces morts ne relèvent pas, seulement et trivialement, d’un face-à-face Franco-algérien, car pour les reconnaître siens, l’on a besoin ni d’hymne ni de drapeau… 

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