Anniversaires infâmes

Au lieu d’essayer de commenter l’actualité, j’ai préféré regarder en arrière, chercher l’inspiration dans les années du XXe siècle qui, comme la nôtre, se terminent par le chiffre 1. Et je n’ai pas été déçu, comme on dit, du voyage.

1911

Sur un pays qui ne s’appelait pas encore la Libye, d’un avion italien fut larguée une bombe : c’était le premier bombardement aérien dans l’histoire de l’humanité. En septembre, l’Italie avait fait, en bonne dernière, son entrée dans la course impérialiste. L’Afrique ayant été depuis longtemps partagée entre les grandes puissances européennes, il ne lui restait plus que la Tripolitaine, débris lointain de l’empire ottoman. La flotte italienne arriva en vue de Tripoli le 25 septembre et les canons du cuirassé Vittorio-Emanuele écrasèrent ce qui n’était qu’un oasis dans le désert. Les troupes débarquées à Tobrouk s’emparèrent facilement du littoral, mais la résistance, animée par des officiers turcs parmi lesquels Mustafa Kemal, le futur Atatürk, s’organisa autour de Benghazi.
Le corps expéditionnaire italien, grossi jusqu’à compter près de 100 000 hommes, avait du mal à s’imposer face aux Arabes et aux Bédouins, et c’est alors que l’idée germa d’envoyer des avions larguer des bombes sur les combattants et la population civile. Ainsi, la Tripolitaine s’ouvrait enfin à la civilisation, dont elle n’est du reste pas encore sortie.

1921

Le 21 juillet de cette année fut une journée retentissante : une armée espagnole forte de 60 000 hommes écrabouillée par quelques milliers de paysans dans le Rif, bande montagneuse dans le nord du Maroc. Cette déroute d’Anoual (plus de 15 000 hommes tués ou blessés, des dizaines de canons, des centaines de mitrailleuses prises par les Rifains, le suicide du général espagnol Fernandez Silvestre) était la première victoire d’une troupe« indigène » contre une armée occidentale.
Le nom d’Abd el-Krim allait devenir célèbre dans le monde entier et les Français, inquiets de la contagion dans le Protectorat, s’allièrent aux Espagnols pour mater l’insurrection – ce qui n’empêcha pas Abd el-Krim de proclamer la République du Rif. Lyautey, plutôt réticent à faire cette guerre, fut remplacé par le maréchal Pétain, qui coordonna son action avec Primo de Rivera, commandant des troupes espagnoles ayant sous ses ordres, entre autres, un certain capitaine Francisco Franco. « On devrait, écrivait Pétain, engager le moins possible d’infanterie, et utiliser tout le matériel moderne dont nous disposons : aviation de bombardement, chars d’assaut, automitrailleuses, etc. »
De fait, les bombardements au gaz moutarde seront déterminants dans la défaite d’Abd el-Krim après cinq ans de lutte : avec les Irakiens, gazés vers la même époque par les Anglais, les Rifains peuvent se disputer l’honneur d’avoir été les premiers civils à bénéficier des effets de l’ypérite.
En France, la guerre du Rif fut l’occasion de la première (la dernière ?) campagne antimilitariste et anticolonialiste violente menée par le Parti communiste, sous l’impulsion de son étoile montante, le jeune Jacques Doriot.

1931

Un an après avoir solennellement commémoré le centième anniversaire de la prise d’Alger, la France organise l’Exposition coloniale internationale. Elle est inaugurée le 6 mai par Gaston Doumergue, président de la République, le maréchal Lyautey, commissaire général de l’exposition, et Paul Reynaud, ministre des Colonies. Dans le bois de Vincennes, sur des centaines d’hectares, des Canaques, des Africains, des Indochinois et d’autres indigènes sont présentés dans des villages reconstitués, comme des animaux au zoo (voisin, construit pour la circonstance).« La colonisation, dit Paul Reynaud, est le plus grand fait de l’histoire. »
Les surréalistes publient un tract, « Ne visitez pas l’Exposition coloniale » : « Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale. » A la porte Dorée, on a construit sur les plans d’Albert Laprade le Palais des Colonies, devenu récemment l’ignoble Cité de l’immigration.

Et l’on pourrait continuer :1941 ou le grand pogrom de Jassy que raconte Malaparte dans Kaputt (éd. Gallimard, 1972) ; 1951 ou le triomphe du maccarthysme aux Etats-Unis ;1961 ou les Algériens massacrés le 17 octobre par la police de Papon et leurs corps jetés dans la Seine ; 1971 ou l’entrée des troupes américaines et sud-vietnamiennes au Laos et au Cambodge, précédée par le pilonnage des B 52…
En choisissant d’autres années, d’autres événements, chacun peut faire son propre journal de l’infamie colonialiste et raciste : une histoire différente, celle qu’il faut raconter aux enfants au lieu de leur farcir la tête avec les images d’Epinal de la saga laïque et républicaine.

Eric Hazan

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